camPoche 56


ANTONIN MOERI

L’Île intérieure
Les Yeux safran

Roman – Récit
2011. 232 pages. Prix: CHF 16.–
ISBN 978-2-88241-304-8


Biographie

Manifestations, rencontres et signatures
Index des auteurs

Le narrateur, en un flot continu, décrit sans indulgence «ce monde peuplé d’estropiés». Il est méchant, hargneux, coincé entre une mère qui le méprise et une sœur qui l’écrase de sa réussite.
Ses descriptions sont d’autant plus caustiques qu’il manifeste une grande retenue, avec un vif refus de toute familiarité. Il décrit les ambiances ordinaires et par un léger et invisible glissement leur donne un sens inquiétant.
Il essaie, après avoir assisté à la mort de sa mère, de se reconstruire. «Mes yeux hagards ne voient plus le monde tel qu’il est, horrible, menaçant, cruel et grotesque. Mais tel que je l’imagine: harmonieux, tendre, beau, trouble, étonnant.» Beau programme pour une dure réalité!

JULIETTE DAVID, Le Messager suisse

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De la malice du narrateur

Les Éditions Campiche ont eu raison de publier deux récits éblouissants d’Antonin Moeri. Le narrateur parle, le plus souvent. Fait mine de se raconter et aussitôt embarque le lecteur en des méandres qui touchent au cœur de l’âme humaine. Dans Les Yeux safran, il évoque, devant une tablée imperméable à ses propos, son admiration passionnée pour sa sœur virtuose. Qu’il ne parvient pas à emmener avec lui pour une cure pour son bien. Il l’emporte en pensées et c’est plus fort encore: le récit bascule en un dialogue intérieur avec son double, faisant croire en un premier élan à son ratage de vie pour, en un second temps, révéler combien les forts ne sont là souvent que pour compenser leurs faiblesses. Du grand art.


SERGE BIMPAGE
, La Vie protestante, Genève, décembre 2011

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Antonin Moeri en poche

Quand j’avais lu ces livres, j’avais été frappé par l’originalité de cette voix neuve. L’écriture y est servie par une distance ironique qui rend certains passages d’une drôlerie irrésistible. Elle est précise et joue sur des expressions toutes faites reprises avec ce même tremblement qu’on trouve chez Flaubert lorsqu’il utilise des clichés: un écho de pièce vide fait résonner les mots, empêche qu’on les prenne au premier degré mais refuse le deuxième degré souligné, reste entre deux.
Dans L’Île intérieure, Moeri ne découpe pas son texte en paragraphes. Ce n’est pas gratuit, ça donne un rythme et une signification par le refus de hiérarchiser, de dissocier les événements: ils se retrouvent au même plan et concourent ainsi à la description de l’absurdité.
Le même effet se trouve dans son premier texte publié, prix de la revue [vwa], et dans son premier roman: Le Fils à maman (Poche suisse), de même que s’y retrouvent des thèmes et le type de narrateur-personnage: un être falot, pâle, maigre, névrosé. Ici, c’est un acteur raté que handicapent des difficultés respiratoires. Le roman l’oppose à sa sœur, qu’il aime d’une manière ambiguë, musicienne exceptionnelle, pure, privilégiée, active. On y trouve aussi des discours sur l’écriture, sur l’artiste et sa fonction (jeter des perles aux pourceaux, leur dispenser une sorte de luminosité intense) et toutes sortes d’épisodes liés par aucune nécessité autre que l’écriture et la vision singulière du narrateur.
Ça commence dans une soirée mondaine, prétexte à impairs et présentation du personnage. Puis on voit le frère, la sœur lui propose de partir à Djerba, il y croise quelques personnages singuliers.
Dans Les Yeux safran, il s’agit d’autre chose. Safran, c’est la couleur de la mort: celle de la mère du narrateur, atteinte d’un cancer, et qui s’éteint petit à petit devant lui tandis que sa peau jaunit. Insomniaque et perdu, le fils s’efforce de capter, avec une extrême attention, les réactions intimes que les souvenirs ou les rêves sur elle provoquent.
Cette agonie et cette mort provoquent un déclic: le narrateur se met à écrire pour reconstruire son existence.
Les souvenirs évoquent Louis, l’ami d’enfance qui apprenait à fumer dans une cave, à voler à l’étalage ou à embrasser Caroline. On retrouve les portraits chargés dans lesquels Moeri excelle: un athlétique contrôleur de chemins de fer, «homme aux yeux globuleux d’un bleu transparent fichés aux extrémités d’un visage massif comme des boutons de culotte sur le masque burlesque d’un épouvantail». Un intellectuel: «Quand on lui demande de décrire ses occupations, il répond en enlevant ses fines lunettes de son auguste nez: je fais de la recherche. Sur quoi tout le monde se tait. La phrase a été martelée avec une telle assurance qu’on se dit: quelle surprenante arrogance de roquet chez cet âne accoutumé au silence.»
C’est que Moeri, à l’époque, en voulait aux individus plus qu’à la société. Fidèle disciple de Handke et de Thomas Bernhard, il empruntait à ce dernier l’invective et l’indignation. Dans le livre, il s’attache aux personnages, les suit dans l’avion, sur la plage, marchant. Tourne autour des images, recherchant des états de musique et de délire verbal. Pour écrire ensuite, la nuit, en vacances, en altitude, après un grand effort physique, dans des conditions de malaise existentiel et de solitude, des histoires vengeresses.

ALAIN BAGNOUD, Blogres

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Isabelle Rüf présente L’Île intérieure d’Antonin Moeri à la radio suisse romande

Isabelle Rüf: Dans L’Île intérieure, Antonin Moeri donne un paysage précisément intérieur du trouble d’un jeune homme écrasé par les femmes, une mère, une sœur, ce qui est d’ailleurs un thème récurrent chez lui. Nous avons découvert cet auteur quand il avait gagné le prix de la revue VWA il y a quelques années, et j’avais déjà été fascinée par ce flot verbal, cette habileté langagière, ce plaisir des mots, et puis cette dérision toujours derrière le discours. Il a également traduit le jeune Hohl aux Éditions Zoé, ces nouvelles magnifiques qui relèvent encore du genre narratif. Antonin Moeri est un auteur très marqué par la littérature allemande. Par exemple, Thomas Bernhard.
Il y a un thème qui revient toujours chez Antonin Moeri, celui du rapport à la mère. Il met en scène des personnages écrasés par des mères abusives et, quand on rencontre Antonin Moeri, on ne peut s’empêcher de lui poser la question de l’autobiographie.
Antonin Moeri: Je crée de la fiction à partir d’expériences fortes, d’émotions qui m’ont marqué et que je transpose, car je ne crois pas avoir une admiration infinie pour ma propre personne. Je me regarde un peu comme Rembrandt se regardait pour faire son autoportrait. Il a passé sa vie à faire des autoportraits. Je ne crois pas que ce soit de la vanité que de partir de soi. Si vous songez à Montaigne, il n’a fait que ça : parler de soi. Mais la transposition est indispensable, sinon c’est banal et fatigant pour le lecteur.

I.R.: Donc, d’une certaine façon, ce jeune homme mal à l’aise et indécis, et terriblement écrasé par les prédictions maternelles, ce serait vous.
A.M.: Ah non! Je préfère dire que c’est le narrateur, un personnage qui n’a pas de nom ici. Il pourrait s’appeler Marcel ou Émile. Mais j’ai préféré ne pas lui donner de nom. Pendant longtemps, quand je lisais des livres, je mélangeais narrateur et auteur. Je trouve qu’il ne faut pas le faire. Dès qu’on utilise les mots d’une langue quelle qu’elle soit, on fabrique. C’est une fabrication.

I.R.: Votre narrateur anonyme se définit par rapport à deux pôles féminins: sa mère qui n’a cessé de lui dire qu’il n’était pas capable de…, et sa sœur qui est un modèle de perfection inaccessible. Pourquoi l’avez-vous placé devant ces deux figures féminines, l’une inaccessible et l’autre repoussante, au sens où elle le repousse?
A.M.: Le rapport à la mère est une constante dans ce que j’écris. J’ignore d’ailleurs pour quelle raison. Il faudrait que j’entreprenne une psychanalyse pour démêler ce nœud. En effet, je n’ai pas du tout vécu ce que raconte mon personnage. Je crée une mère très froide, très dure, très distante, très cultivée. Elle pourrait être une aristocrate, une célèbre femme de lettres qui écrase son fils. Je le répète, c’est une pure création de mon esprit, mais je me plais dans cette situation-là. Quant au rapport à la sœur, cette sœur pourrait représenter toutes les grandes pianistes qu’on peut imaginer. En vérité, elle représente toute la musique que j’aime. Quand j’écrivais ce livre, j’écoutais le magnifique trio de Shostakovich. Mais, en dehors de ça, je voulais pour une fois écrire un livre sur l’amour d’un frère pour sa sœur. L’amour pour une sœur est un thème qui traverse la littérature européenne, on le retrouve chez Musil, chez Trakl. Dans la vie, Pascal a aimé sa sœur Jacqueline. J’avais envie de travailler sur ce rapport-là. Je n’ai pas osé mettre en scène l’inceste, mais peut-être qu’un jour…

I.R.: Et ce jeune homme voudrait faire du théâtre. Lui par contre, si elle est pianiste, n’y parvient pas. Le théâtre a joué un rôle dans votre vie. Vous avez fait l’École de Strasbourg et vous avez été acteur.
A.M.: En effet, j’ai joué dans de très bonnes troupes en France. Le théâtre a été pour moi comme un rêve. Je réalisais un rêve d’enfance ou d’adolescence. À seize ans, je me prenais pour Antonin Artaud. Plus tard, j’ai rencontré Roger Blin, avec qui j’ai passé des instants inoubliables. Si je n’avais pas été acteur, je nourrirais d’immenses regrets. La frustration serait immense. Il me manquerait quelque chose. Je suis heureux d’avoir réalisé ce rêve mais, à un moment donné, ce rêve a commencé à me fatiguer. J’ai alors changé de direction.

I.R.: On peut dire aussi que, dans les portraits que votre narrateur fait de la bourgeoisie locale où il peine à s’intégrer, il y a quelque chose de théâtral, dans le sens burlesque justement.
A.M. : Oui, je comprends ce que vous voulez dire, un côté mise en scène. Autant le narrateur se met en scène lui-même, autant il met en scène les personnages qui apparaissent. Les femmes sont souvent assez grotesques, passablement monstrueuses, les types sont plutôt grand-guignolesques, ou simplement ridicules, c’est vrai, il y a un côté théâtre. De même quand je donne la parole à un personnage, il se met à parler comme s’il faisait un monologue sous les sunlights.
Quand le théâtre a commencé de m’ennuyer, j’ai décidé d’écrire dans des carnets. Il y a longtemps que je tiens des carnets: poèmes, descriptions de lumières ou d’animaux, rêves, etc. Tout ça était du matériau brut. Je notais également les phrases d’écrivains que j’aimais. L’écriture fait partie de ma vie depuis longtemps. Mais cette pratique a pris de l’importance quand j’ai reçu le prix de la revue VWA. C’était la première fois qu’on reconnaissait mon travail. Jusque-là, j’hésitais beaucoup. Je gardais les brouillons dans un tiroir. Je dois vous avouer que c’est mon frère qui m’a poussé à envoyer «Journal-fiction» à La Chaux-de-Fonds. J’ai été agréablement surpris.

I.R.: Vous avez un type d’écriture qui est très frappant. Ne serait-ce qu’à feuilleter le livre, il n’y a aucun paragraphe, c’est très dense, ce flux intérieur coule dans une parole sans fin, c’est très frappant, je voulais vous demander si vous voyez une origine à ce type d’écriture.
A.M.: Non. J’avais envie, là, dans L’Île intérieure, de faire des longs chapitres sans paragraphes. Ce qui n’était pas le cas dans Le Fils à maman. Celui auquel je travaille actuellement a des chapitres beaucoup plus courts. Mais comme c’est ce flux d’écriture, cette musique qui m’intéressent, ça peut couler, je veux dire, je n’ai pas besoin de faire des paragraphes. Alors d’où ça vient? Je sais pas. Pour ce qui est de la forme, vous avez un auteur qui écrit des livres entiers sans paragraphes, c’est Thomas ­Bernhard. C’est évidemment un auteur que j’admire. Je le lis en allemand. Sans doute exerça-t-il une influence sur la forme. Mais le style, la tonalité n’ont rien à voir avec le style et la tonalité de Thomas Bernhard.

I.R.: Votre narrateur rencontre un informaticien assez étrange pendant ses vacances un peu forcées à Djerba, et cet interlocuteur lui donne une sorte de leçon d’écriture. Il lui dit: «{…} Il ne suffit pas de faire parler ses sentiments au rythme d’un cœur gonflé. Il faut que la rigueur des phrases sur le papier confine à une perfection mathématique. Musique et mathématique {…}.» Est-ce une sorte d’art poétique pour vous?
A.M.: Écoutez, je ne m’y connais pas très bien en maths, je n’ai pas étudié les maths, ce que faisait Beckett par exemple quand il sombrait dans la dépression. Ce que je sais, c’est qu’il y a dans la musique une rigueur qu’on compare à celle des maths. Lorsque j’écris, j’aimerais trouver une rigueur de ce type-là. Oui, alors, dans ce sens, un art poétique, peut-être. Je déteste le flou de la phrase. Je déteste la syntaxe molle. Chez les écrivains que je respecte, comme Pascal, on trouve cette rigueur. Pascal est pour moi un modèle d’écriture.

I.R.: Ça veut dire que vous les travaillez beaucoup vos textes?
A.M.: Alors ça dépend. Il y a des passages qui sont très travaillés, qui me demandent beaucoup de patience et de labeur, où je cherche pratiquement chaque mot de la langue française… est-ce le mot juste, ou plutôt celui-là? Il y a d’autres passages où je privilégie le jet, car je n’écris pas tout le temps. J’écris dans des moments de crise, d’angoisse ou d’intense jubilation. Il m’arrive d’écrire à la montagne. J’écris volontiers à la montagne, à 1 500 ou 2 000 mètres d’altitude.


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