NICOLAS VERDAN

SAGA.
Le Corbusier

2009. 192 pages. Prix: CHF 34.-; € 17.-
ISBN 978-2-88241-245-4

Traduction allemande: «Saga. Le Corbusier».
Traduit par Bernadette Fülscher.
Biel/Bienne: Éditions Parallèles, 2020.


Biographie

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Le 27 août 1965, Roquebrune-Cap-Martin, il est neuf heures du matin. Charles Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, entre dans la mer. À 10 heures, son corps sans vie sera retrouvé flottant près du rivage. Lors de ce dernier bain, précédant sa mort, le grand architecte, alors âgé de soixante-dix-huit ans, voit sa vie défiler devant ses yeux. Dans une apparente confusion, produite par la mémoire de ses émotions, il retrouve les êtres qui ont marqué son existence. Surgissent, en particulier sa mère et toutes ces femmes qui ont profondément marqué son œuvre picturale, littéraire et architecturale. Sans regret, sans la moindre culpabilité il traverse une ultime fois, comme dans un songe, cette planète qu’il a parcourue en long et en large, sur terre comme dans les airs. À la Chaux-de-Fonds, qui l’a vu naître, à Paris où il vit, à Ronchamp, dans sa chapelle où s’exprime son refus de Dieu et sa foi en la matière, en passant par le Vichy du maréchal Pétain et le village de Corseaux, où vécut longtemps sa «chère petite maman», Le Corbusier se souvient, en toute bonne conscience, sans même l’idée d’une remise en question. Avec insistance, quatre villes, Alger, Rio, New York et Chandigarh traversent en images le film accéléré de son puissant désir créateur.
Sentant ses forces l’abandonner, il laisse venir en lui cette eau qui, dit-il, finit par avoir raison de tout.
Fruit d’une longue enquête sur la vie et l’œuvre de Le Corbusier, ce livre rassemble une série d’évènements qui se sont réellement produits. Leur interprétation relève de l’inspiration libre du romancier qui s’approprie ainsi l’une des plus étonnantes sagas du XXe siècle.

NICOLAS VERDAN

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Nageant vers le large, sans se douter qu’il va s’y noyer, Le Corbusier, solide vieillard de 78 ans, se raconte à lui-même divers épiso- des de sa vie. Au fil de cette remémoration alternant épisodes de sa carrière et rencontres se dégage, «en creux», un personnage relativement peu sympathique, égocentrique et assez froid, même opportuniste quand il s’agit de sa collaboration au régime de Vichy et de son habile «virage» suivant.
Non sans empathie cependant, Nicolas Verdan parvient à nous intéresser à cette grande figure d’artiste vénérant sa mère en dépit de certaine carence d’affectivité. D’une belle écriture, avec de fortes évocations d’Alger et des lumières de l’Inde, notamment, ce livre touche au roman par la complexité crédible du protagoniste.

JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures

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L’énigme demeure entière

L’écrivain vaudois convainc avec sa Saga. Le Corbusier. Paradoxalement, parce qu’après avoir lu cette litanie de fragments biographiques, le mystère persiste.

Mystère et boule de gomme. Le Corbusier n’a toujours pas livré tous ses secrets. Le personnage conserve ses zones d’ombre, ses motivations profondes pas toujours évidentes, son aura. Mais, paradoxalement, le récit que lui consacre Nicolas Verdan est plutôt convaincant. Saga. Le Corbusier s’articule comme une litanie de fragments biographiques du génial architecte. Et pour ce faire, l’écrivain, né à Vevey en 1971, a potassé les écrits du maître et une forte pile d’ouvrages consacrés à son architecture et à sa vie.
Litanique, cette saga l’est assurément par le choix délibéré du «vous» auquel s’adresse l’écrivain. Vous, Le Corbusier, avez vécu comme ceci, comme cela. Avez dit ceci, dessiné cela, vous avez révolutionné l’architecture puis fréquenté les puissants non sans arrogance. Vous vous êtes fourvoyé dans les miasmes de Vichy en y espérant la gloire. Vous y avez peint, médité. Vous avez fini dans un petit cabanon d’une intrigante modestie, bâti par vos soins au bord de la mer. Dans laquelle vous êtes décédé d’un malaise et l’on ne saura jamais si vous vous y êtes abandonné.

Tout, dans le désordre

Tout y est, dans le désordre fragmentaire. Le goût des femmes, la pratique du métier, et surtout cette motivation du changement radical qui lance votre carrière. Paradoxes, assurément. Nicolas Verdan note: «Vous relisez Nietzsche dans un parc: Vous brûlerez ce que vous avez aimé, vous adorerez ce que vous brûliez.»
Et puis encore: «Vous le savez, l’heure approche où vous lutterez contre ceux que vous avez aimés. Ils devront vous rejoindre, en avant, sinon vous ne saurez plus les aimer.» La solitude pourrait donc tenir lieu de fil rouge à cette saga du Corbusier. Être toujours en avant, ailleurs, souvent incompris, mais sollicité, intransigeant. Cette dimension qui ressort du texte de Nicolas Verdan est sans doute la plus intéressante, car elle colle bien à ce que l’on sait de la vie du Corbu.

Le goût pour les corps

Dont Verdan ne fait pas un strict automate de la machine à habiter. Au contraire, il y a beaucoup de sensualité, d’érotisme, de goût pour les corps dans l’évocation de l’existence de privée de l’architecte. Nicolas Verdan: «Vous êtes le Minotaure, découvrant le jour entre les cuisses de Pasiphaé. Vous êtes le mâle et la femelle, l’animal et la bête, l’homme et la femme, le soleil et la lune. Éternelle déchirure.»
Il y a de la fascination dans ce litanique hommage. Car c’en est un. Il suffit de lire les très belles pages où Nicolas Verdan «chronique» la conception de la chapelle de Ronchamp pour y sentir l’admiration pour celui qui trace un plan «en riposte» au paysage et quasiment à Dieu.
Voilà. Le voyage se termine en moins de deux cents pages. Une avalanche d’images zappées, de bribes de discours. On y retrouve toute la force étrange de l’homme pressé de changer le monde. On n’y a en rien percé le mystère de la volonté du Corbusier. Saga. Le Corbusier demeure un exercice d’admiration évitant l’hagiographie, un intéressant carnet de croquis et de notes. À l’opposé de la biographie, peut-être, pour écrire que toute vie est intraduisible dans la lisse chronologie de la prose. Qu’il faut y glisser toujours un peu de poésie.

JACQUES STERCHI, La Liberté

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Dans le bain

Nicolas Verdan ne manque pas de culot ni de souffle. Se couler dans la peau d’un personnage aussi considérable et compliqué que Le Corbusier prenant son dernier bain et voyant toute sa vie défiler avant de se noyer, relevait en effet d’un sacré défi.
Or, à un détail près, lié à l’absence de toute date permettant de situer les épisodes, Saga. Le Corbusier nous semble une éclatante réussite, autant du point de vue de la ressaisie concentrée et vivante d’une vie en nuances et saveurs, que par son écriture juteuse, qui fait découvrir un Corbu protéiforme, créateur despotique, opportuniste à proportion de ses besoins de grand bâtisseur (ses complaisances alternées envers les Soviets et Vichy), grand consommateur de chair féminine, au dam de son épouse, Yvonne, plus ou moins résignée, et garçon caqueux devant sa «petite maman». Avec beaucoup d’habileté (la façon de son personnage de s’adresser à lui-même, par une subtile distance) et de magnifiques évocations (d’Alger à Rio, ou de l’Inde à New York), l’auteur vivifie une importante documentation sans en laisser rien paraître. Belle avancée dans son travail. Lecture prenante vers le grand large...

JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures

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Saga Le Corbusier

En 2006, Échenoz nous donnait un étonnant livre intitulé Ravel. Avec une écriture un peu maniérée, élégante, épurée, l’auteur mettait en scène un compositeur dont la petite taille, les complets, les pyjamas et les eaux de toilette le fascinaient. J’avais trouvé très beau ce petit livre tout en me demandant à quel genre il appartenait. Échenoz avait retenu quelques éléments de la bio de Ravel et il en faisait un objet littéraire singulier.
Le livre de Nicolas Verdan qui vient de sortir chez Campiche m’y fait penser. Cette fois, c’est un architecte qui fascine l’auteur: Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier. On le voit entrer dans la mer dont on retirera son corps sans vie et, dans une adresse que je trouve réussie, le narrateur parle à l’oreille du célèbre artiste, évoquant les heures significatives de son existence: voyages aux Indes, en Algérie, aux États-Unis, au Liban, au Brésil, pays où il allait mettre en œuvre ses projets.
“Taillant votre crayon, vous cherchez le bon angle... Vous mesurez, vous calculez, vous trépignez d’impatience, les lunettes embuées par la sueur du front”. On voit les premières automobiles dans les rues d’Athènes. Puis on voit les officiers nazis dans les rues de Paris. Verdan nous montre alors un Corbu stratège mû par une seule considération, celle de son intérêt bien compris, un as de la combinazione libéré des préjugés et de la morale boutiquière, qui traverse les années noires avec habileté, n'oubliant jamais l’objectif à atteindre mais ne voulant pas voir ce qui se passe à Drancy en mars 1943, sachant se rapprocher des “résistants” au moment opportun.
Nicolas Verdan nous montre surtout un créateur habité par son “démon”, allant chercher auprès des négresses, des danseuses et des putains cette inspiration dont il aura besoin pour concevoir et réaliser ses projets les plus audacieux. En effet, le descendant des Cathares dévore la vie avec une énergie et une sensualité qui laissent songeur. Ce sont alors parmi les plus belles pages du livre: odeurs de citron, de iode et d’anis. L’origan, la tomate et le poivron. Le chant des cigales. Le poisson grillé que le lecteur de Don Quichotte et de Zarathoustra partage avec les amis du Cap-Martin.
Dans son Ravel, Échenoz nous présentait, avec une maîtrise incroyable et dans une langue inimitable, un papillon qu’on voudrait fixer dans une boîte. Il esquissait le profil d’un génie insaisissable. Verdan nous fait plutôt entrer dans un nid de flammes, dans un bouillonnant chaudron de rêves, de fantasmes, de pulsions, de désirs et d’ambitions qui justifient, à mon avis, ce titre magnifique: Saga Le Corbusier.

ANTONIN MOERI, Blogres

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La saga de Corby le visionnaire

De nombreuses choses, dans le dernier roman de Nicolas Verdan, arrivent dans le désordre, se télescopent, s’imposent rapidement, s’interrompent, reprennent plus loin ou sont oubliées, glissent, convergent toutes enfin vers un seul point: ce matin d’août 1965 où Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, va prendre un ultime bain dans cette mer qu’il a toujours aimée. Avant de mourir, il se souvient.
Nicolas Verdan, né en 1971, est journaliste et écrivain. Avec Saga. Le Corbusier, son troisième roman, il propose une lecture originale de la vie de l’un des plus fameux architectes du XXe siècle. Qu’on ne s’y trompe pas: ce texte n’emprunte rien (ou pas grand-chose) au genre «biographie d’homme célèbre». Si l’on y trouve bien certains épisodes incontournables (la naissance à la Chaux-de-Fonds en 1867, Yvonne, les maîtresses, et puis l’œuvre, aussi bien architecturale que picturale et littéraire), on y voit surtout se dessiner un personnage étrange, et à vrai dire pas franchement sympathique, par trop distant, froid, orgueilleux peut-être, en tout cas infidèle et plutôt opportuniste (et pourquoi pas lâche, s’il y a lâcheté à choisir, entre autres choses, «de vivre la guerre à distance respectable»).
La forme rend à chaque ligne cette distance paradoxale que prend l’auteur avec son protagoniste: le texte entier est à la deuxième personne du pluriel. Or, ce qui peut passer d’abord pour une marque de respect envers l’homme et son génie, ce que l’on pourrait lire comme une sorte de lettre ou d’hommage, prend parfois les accents de la dénonciation: «Avez-vous seulement une fois exprimé le moindre doute?»; et à propos des événements des années 1940 en France: «Vous ne vouliez rien voir», «Vous n’avez pas su voir. Vous n’avez rien dit». Étrange narration, donc, qui dérange, agace parfois, met en tout cas le lecteur dans une posture désagréable, inhabituelle, mais qui pousse aussi ce texte du côté du roman par la complexité et le climat qu’elle instaure.
Les climats, justement, Verdan excelle à les rendre, et ceci depuis son premier roman, Le Rendez-vous de Thessalonique (2005). On retrouve ici une même manière de décrire les villes (Rio, Alger, New York, Chandigarh) comme des entités vivantes, palpitantes. On retrouve ce style très pesé, mesuré, elliptique parfois, mais qui parvient à développer, dans la scansion d’un rythme très haché et de phrases simples et régulières, une sensualité inattendue. Le personnage gonfle, prend de l’ampleur: voilà, ce n’est plus le fameux architecte, c’est un homme et ses vacillations.
De roman en roman, Nicolas Verdan ne se lasse pas d’interroger le monde actuel, que ce soit, dans Le Rendez-vous de Thessalonique, en décrivant la vacuité d’une existence qui se confronte à un Orient décadent sur fond de migrations douloureuses, ou en retraçant le destin, dans Chromosome 68 (2008), de la génération sans idéaux des enfants de la révolution, ou enfin dans cette Saga, roman où semble s’être nouée entre l’écrivain et son sujet une relation complexe – ce que confirme la «Note de l’auteur» qui clôt le livre, où l’on découvre que romancer la vie du Corbusier aura permis à l’auteur d’appréhender les événements dramatiques vécus à Beyrouth à l’été 2006. Posture d’écrivain: Nicolas Verdan fait passer le monde à travers le filtre de la littérature pour se l’approprier, se le rendre un peu moins incompréhensible, le dire dans ce style nerveux, lacunaire et énigmatique, qui porte en lui la trace de ce que le monde a de lacunaire, de nerveux et d’énigmatique.

BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille

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Le Corbusier, géométrie intime
Le Corbusier puisait aussi son inspiration des femmes.

Son regard songeur, on le croise tous les jours sur nos billets de dix francs. On connaît l’architecte, mais que sait-on vraiment de l’homme Charles-Édouard Jeanneret? Nicolas Verdan, auteur veveysan, imagine des réponses dans son dernier roman Saga. Le Corbusier, paru chez Campiche.
Dans sa vie, les femmes furent un monument aussi. On le savait immense architecte, on le découvre chaud lapin. Il aimait le sexe faible, lui l’homme fort, plutôt macho.
Dans son lit, il y eut de tout: des filles de joie, des intellectuelles, des artistes et une maîtresse de maison, douce comme Yvonne, l’épouse fidèle, disponible, riche de cœur, avec laquelle il vécut 32 ans. De sa mort, il ne s’est jamais vraiment remis. Pourtant, Dieu sait si Le Corbusier trompa sa chère Yvonne.
Minette, Joséphine… et les autres
Il revenait vers elle toujours. Mais quand il s’absentait, c’était Minette, Marguerite, Joséphine… et tant d’autres dont les noms se perdent dans les dédales des favelas de Rio ou de la Casbah d’Alger. Sans compter les femmes imaginaires, celles voluptueuses de Matisse, au spectacle desquelles le corps de l’architecte vibre.
Minette, donc, celle par laquelle la gloire arrive. C’est sur elle que s’ouvre Saga. Le Corbusier, le dernier roman de l’auteur veveysan Nicolas Verdan, paru chez Campiche. L’artiste est dans son atelier, il peint. Minette la Ceylanaise est là.
Atmosphère de sensualité et de volupté. Elle est la première femme architecte d’Asie, envoyée spéciale du gouvernement indien auprès du Corbusier. Pour elle, ce dernier fera construire une ville entière, Chandigarh en l’occurrence, la capitale du Pendjab, érigée en rase campagne, au prix d’une lutte infernale avec le soleil.
Et puis, il y a Marguerite, l’Américaine quelque peu déjantée, qui croque la vie à pleines dents. C’est une amie de longue date. Le Corbusier la rencontre, la perd, la retrouve. Avec elle, il vit New York sur un rythme de désir palpitant et de jazz enivrant.
Les femmes le dopent. Elles sont indispensables à sa créativité, à son travail. Et quand arrive Joséphine (qui n’est autre que Joséphine Baker), c’est le pied.
«Ses jambes sont comme deux jarres remplies de vin au miel, sa poitrine rebondie sonne les heures molles de la sieste. Ses fesses sont si rondes…», écrit Nicolas Verdan. Avant de ramener son lecteur vers Yvonne, «la Von de toujours (…). Un cœur limpide dans la seule maison que vous n’avez jamais su dessiner: votre foyer», lance l’auteur au Corbusier

Entre deux bouffées d’air

Le roman de Verdan est une longue adresse à l’architecte, faite de questionnements, de réflexions heureuses ou désolées, d’émotions, de sensations saisies entre vie et trépas.
Car en ce matin d’août 1965, Le Corbusier se meurt. Il est sur la Côte d’Azur, à Roquebrune-Cap-Martin où il s’est fait construire un tout petit cabanon «sur un rocher battu par les flots». Les flots vont tantôt l’emporter. Il nage, son souffle est court. Il se noie.
Entre deux bouffées d’air, le romancier glisse donc la vie du Corbusier. Des milliers d’images surgissent. D’abord floues, elles se font plus précises pour se brouiller à nouveau.
Au rythme d’une respiration épuisée émerge un personnage haletant. Un géant qui, dans un souffle ultime, voit ses succès, ses projets avortés, ses amours, ses détracteurs, ses amis et son immense œuvre défiler devant lui. Un magma d’impressions qui superpose les instants, défie la chronologie. Le Corbusier sillonne les airs. Il trace des villes sur terre. Il est en même temps aux Amériques, en Europe, en Asie, en Afrique.
Dans chaque continent, il a laissé une trace, des traces. Des «cités radieuses», des autoroutes qui survolent les villes, des palais, des musées, des immeubles d’habitation…

Derrière la façade

Mais derrière la façade architecturale, il y a l’homme, celui qui aime les femmes, on l’a dit; celui qui serre la main aux pétainistes dans la France occupée par l’Allemagne; celui qui dénonce «l’étroitesse des logis parisiens» mais ne dit rien «des baraques où sont parqués des millions de prisonniers»; celui qui tient «la Suisse à distance», mais dit «merci bien» avec l’accent de son Jura natal; celui qui ne croit pas en Dieu mais lui construit une des plus belles églises du monde, Notre-Dame du Haut, à Ronchamp. Un être tout en harmonie et en contradictions.
«Qui êtes-vous?» demande Nicolas Verdan au Corbusier sur un ton mi-inquiet mi-amusé. Plusieurs réponses se pressent sous la plume de l’auteur. En voici une: «Vous êtes chercheur, inventeur, bricoleur (…). Mécanicien? Oui, mais alors sous le signe de la géométrie. Peintre, sous le signe de la couleur. Sculpteur, sous le signe de la forme. Vous seriez architecte, mais ce serait sous le signe de l’organisation. Vous êtes penseur, oui, Monsieur. Vous êtes dans la peau d’un philosophe. Etc., etc».

GHANIA ADAMO, swissinfo.ch

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Le 27 août 1965, à Roquebrune-Cap-Martin, Le Corbusier se noie à 78 ans. Nicolas Verdan s’empare de la vie du célèbre architecte, en fait un roman inspiré (Saga. Le Corbusier), auréolé de soleil, d’ombres et de poussière. Ressuscite ainsi, de manière insolite, un homme qui n’a pas fait autre chose que «peindre, dessiner, aimer, construire, croire à demain.»

PATRICIA GNASSO, Le Matin

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Sa vie est un roman. Encore faut-il trouver la forme adéquate pour la retracer. Pour dire à la fois l’architecte, le peintre, le théoricien et l’homme amateur de prostituées, opportuniste au point de passer de Vichy à la Résistance. C’est une des réussites de Saga. Le Corbusier: le Vaudois Nicolas Verdan évoque toutes ses facettes de manière éclatée, par touches, en s’adressant directement au grand homme
C’est même presque miraculeux de découvrir tous ces aspects en moins de deux cents pages, sans donner l’impression de s’éparpiller. Comme autant de souvenirs qui remontent alors que Le Corbusier nage, au large de Roquebrune Cap-Martin. Son dernier bain. Nicolas Verdan parvient à un équilibre surprenant entre les anecdotes biographiques, les évocations des plus grandes réalisations de l’architecte et les interprétations personnelles.

ÉRIC BULLIARD, La Gruyère

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Le Corbusier, personnage de roman

Nicolas Verdan insuffle au mythe qu’est l’immense architecte une vie romanesque tissée de paroles, de mouvements, d’émotions

Mort au cours d’une baignade en août 1965, Le Corbusier prend ses marques dans la mémoire collective en ce début de XXIe siècle. La partie essentielle de son œuvre est candidate au patrimoine mondial de l’Unesco, alors que sa ville natale, La Chaux-de-Fonds, vient de décrocher cette timbale. Charles-Édouard Jeanneret l’avait quittée fâché en 1917, à l’âge de trente ans. La Chaux-de-Fonds se gargarise aujourd’hui de cet enfant jamais réconcilié avec elle et prévoit de lui dédier un nouveau quartier en plein centre-ville. Le roman de Nicolas Verdan n’occulte pas la première jeunesse de Charles-Édouard Jeanneret, ni sa reconnaissance ombrageuse au maître qui l’a arraché à un destin tout tracé de graveur pour le pousser vers l’architecture. Le récit se fonde sur une solide connaissance du personnage que l’auteur met en situation à différents moments de son existence. Ce sont des moments «réels», attestés par des correspondances ou d’autres sources fiables.
Le livre n’apprend rien de neuf sur le célèbre architecte, mais sa part romanesque, qui tient à ce que les documents ne peuvent pas dire, l’arrache à sa posture mythique. Voici Le Corbusier intime. Comment il parle, comment il bouge, comment il éprouve. Le bonhomme Le Corbusier. Une sorte de refrain rythme ces moments qui suivent les mouvements de la mémoire plutôt que ceux de la chronologie. Le Corbusier nage vers le large, son dernier bain à Roquebrune-Cap-Martin, et sa vie défile, revient par bribes, comme cela se passe, dit-on, dans la conscience des gens qui savent qu’ils sont en train de mourir.
Nicolas Verdan adopte la deuxième personne du pluriel, une sorte de «vous» épistolaire qui pourrait figer son personnage dans trop de distance respectueuse, mais il sait éviter à chaque instant le piège de l’hagiographie. L’auteur n’élude pas les moments délicats, Le Corbu à Vichy notamment et son «opportunisme sans bornes». Le Corbu à Chandigarh, la seule ville qu’il ait jamais construite. Le Corbu et les femmes, sa petite maman, Yvonne, Joséphine Baker. L’homme Corbu, c’est d’abord un artiste corps et âme voué à l’architecture, à la peinture et à la sculpture, «une vie à pétrir la matière», mais encore un être touchant et contradictoire, toujours occupé à exister par-delà les embûches, et plus épicurien qu’il n’y paraît à en croire Verdan. Son livre est un bel exercice d’admiration, bien informé, toujours sensible et jamais complaisant, même si ce traitement littéraire demeure peut-être trop timide pour faire de Le Corbusier un puissant personnage de roman.

JEAN-BERNARD VUILLÈME, Le Temps

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Le Corbusier. Saga. Une fiction

Ce roman à la première personne relate les derniers moments de Charles-Édouard Jeanneret dit Le Corbusier. Le 27 août 1965, dans la mer, luttant contre la mort, l’architecte voit sa vie défiler devant ses yeux. Une succession de séquences traversent sa mémoire où surgissent les lieux, les œuvres, sa mère, les femmes et des êtres qui ont marqué son existence. Par une approche introspective, l’auteur se livre à une interprétation de la vie et des événements du grand architecte, qu’il a choisi de reconstruire en une série de scènes mêlant événements réels et fiction. On y découvre un Corbu humain, face à ses pensées, regardant la vie dans un miroir. Bien documentée, cette œuvre est fondée sur une longue enquête menée par le romancier. Elle fixe le cadre narratif entre l’homme et sa propre vision critique de son œuvre, exercice périlleux pour ce monument de l’architecture.
Le romancier Nicolas Verdan est aussi journaliste. Il est l’auteur de deux ouvrages, dont Le Rendez-vous de Thessalonique qui a obtenu le Prix Bibliomedia en 2006.

Espaces contemporains

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Saga Le Corbusier – une biographie originale par Nicolas Verdan

Né en 1971 à Vevey, Nicolas Verdan est journaliste et écrivain. Ses chroniques de voyage ainsi que ses deux premiers romans publiés en 2005 et 2008 chez Bernard Campiche Éditeur, Le Rendez-vous de Thessalonique et Chromosome 68, lui ont valu une belle notoriété. Avec Saga Le Corbusier, Nicolas Verdan met son talent au service de la biographie de Charles-Édouard Jeanneret, l’architecte visionnaire du XXe siècle qui orne nos billets de dix francs.
Ce livre mérite d’être signalé. Tout d’abord parce que l’auteur a mené un important travail de documentation sur la vie de son personnage. Cette connaissance approfondie permet de dépasser les lieux communs habituels concernant Le Corbusier et crée au fil des pages une véritable proximité avec lui. Ensuite parce qu’il s’agit d’une écriture très travaillée. Tout au long de son ouvrage Nicolas Verdan s’adresse à Le Corbusier à la deuxième personne: «Vous êtes né en Suisse, il y a soixante-neuf ans. Aujourd’hui, vous êtes assis dans une jeep en Inde, la conduite est à droite, vous transpirez.» Ce procédé littéraire aurait pu se révéler contraignant. Il crée au contraire un rythme et donne l’impression d’un dialogue courtois entre l’auteur et son sujet.
C’est au dernier jour de la vie de l’architecte, le 27 août 1965 à Roquebrune-Cap-Martin, que Nicolas Verdan place cette biographie originale, plus précisément lors de la baignade qui lui sera fatale: «Vous nagez, vous cherchez de l’air, votre vie défile devant vos yeux, toute votre vie, vous la voyez défiler.» L’écrivain n’a pas choisi de présenter les différents épisodes de la vie de Le Corbusier de manière chronologique. Il les relate dans un ordre qui semble aléatoire mais dont émergent les principaux axes de son existence.
Le Corbusier se révèle non seulement un architecte à l’échelle de la planète mais aussi un grand voyageur. Il a parcouru presque tous les continents et, bien avant l’essor des transports aériens, se déplaçait de préférence en avion. À sa manière, il incarnait l’Homme moderne pour qui, déjà, le monde est un village.
La ville, justement, est le champ d’intervention privilégié de Le Corbusier: Paris, Athènes, Alger, New York, Rio de Janeiro et Chandigarh. Chacune de ces villes a été étudiée, imaginée, planifiée, dessinée et réinventée par l’architecte franco-suisse: «Vous avez dessiné des unités d’habitation, cités radieuses au toit promenade et aux longues rues intérieures, commerçantes, vous êtes le grand architecte dont parlent les magazines.» Mais si seule la capitale du Pendjab a effectivement été bâtie selon ses plans, ses projets visionnaires et ses réflexions ont inspiré des générations d’architectes et d’urbanistes.
On savait Le Corbusier adepte de l’ordre, du béton armé et de la ligne droite. Nicolas Verdan nous le fait découvrir fasciné par le bouillonnement de vie qu’il trouvait dans la casbah d’Alger, les ballrooms de Harlem et les favelas de Rio. «Votre vie durant, vous avez cherché le nègre [1], l’homme nu. À Rio, à New York aussi, ivre de jazz. Vous avez questionné cet homme que vous imaginez libéré de toute entrave.»
L’auteur consacre aussi quelques pages très précises à la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle Le Corbusier a prêté son concours volontaire au gouvernement du Maréchal. «À Vichy, vous trouvez un vocabulaire qui colle au vôtre. […] Vous crânez, vous donnez le change, vous louez les réformes en cours, à Vichy. Vous saluez leur volonté de nettoyer la ville de ses impuretés. Les rues sont sales, vous préconisez la fin de la rue. […] Vous ne construisez rien du tout.» Il n’y a cependant aucune volonté de juger de la part de Nicolas Verdan – ce qui, dans le climat actuel, mérite d’être relevé –, juste un besoin de comprendre… «Corbu, un lâche? Un collabo? Foutaises! Très peu mon genre, ces procès de salon intentés à des personnages illustres, des années après leur mort. […] Comment expliquer ce mutisme [2] de la part d’un homme qui se dit préoccupé par le bien-être des hommes? Chez Corbu, il y a comme une formidable absence de compassion. Un manque absolu d’amour.»
Les errements de Le Corbusier (qui avait aussi fait le voyage de Moscou à l’époque des purges staliniennes) illustrent combien il a été le témoin de son siècle. Il croit au rationalisme, à la technique, au progrès. Il croit à une révolution – qu’elle soit sociale, nationale ou architecturale –, il crée, il imagine, il se trompe parfois, il insiste, finit par réaliser ses idées et construire des cités radieuses. Le talent de Nicolas Verdan est de nous donner à voir Le Corbusier en lui-même, avec un relief et une justesse qui dépassent le personnage emblématique et offrent au lecteur l’occasion d’une rencontre plus intime.

VINCENT HORT, La Nation


[1] L’auteur prend soin d’utiliser le mot nègre en italique afin de le restituer dans son contexte historique, sans la charge péjorative qu’il a aujourd’hui.
[2] Par rapport aux souffrances des civils et au sort réservé aux Juifs dans l’Europe en guerre et que Le Corbusier ne pouvait ignorer compte tenu de ses relations au sein de l’administration de Vichy.

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Saga. Le Corbusier.


Un jour d’août 1965, Le Corbusier va nager près de Roquebrune-Cap-Martin. On retrouvera son corps flottant près du rivage. Il avait soixante-dix-huit ans.
L’auteur, qui connaît tout de sa vie et de son œuvre, s’adresse à lui en imaginant l’afflux de souvenirs qui défilent dans ses derniers moments.
Cela nous vaut une saga, le mot convient à ce récit riche, touffu, où les événements se bousculent. Le Corbusier était un visionnaire. Il a traversé son époque, porté par des idées qui, si elles n’ont pas toujours été adoptées, ont révolutionné l’architecture. Opportuniste, il a passé sans états d’âme et sans regrets de Vichy à la résistance, créateur ignorant des contingences. Parti de La Chaux-de-Fonds, métropole horlogère où son avenir était tout tracé, il a parcouru le monde entier, rapportant de ses voyages des centaines de dessins et de peintures.
Il laisse une œuvre considérable, des maisons particulières, dont «la petite maison de sa chère petite maman» à Corseaux, la chapelle de Ronchamp, le pavillon suisse à la Cité universitaire de Paris. Quatre villes reviennent dans ses souvenirs: Alger, Rio, New York et surtout Chandigarh où il a pu créer toute une ville aux confins de l’Himalaya.
Marié, sa bonne conscience ne l’empêche pas de fréquenter les bordels où il trouve l’inspiration, ni d’avoir des maîtresses ici ou là. Tout ce qui a compté dans sa vie, à part sa «chère petite maman» (qui n’a d’ailleurs jamais voulu voir sa femme) c’est la vision qu’il avait d’une «unité d’habitation de grandeur conforme», construction en béton dont La Cité radieuse à Marseille est un exemple. Il y voyait une solution au manque de logements de l’après-guerre, en bâtissant en hauteur et en incluant tous les équipements collectifs. Souvent contesté ou incompris, il a pourtant vécu, finalement, pour défendre une conception révolutionnaire de l’architecture dont on s’inspire encore aujourd’hui, avec plus ou moins de fidélité et plus ou moins de bonheur.

JULIETTE DAVID, Suisse Magazine

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Extrait d’un roman en cours d’écriture:


Le patient du Dr Hirschfeld


Tel Aviv, 28 août 1958

Le corps des hommes l’a toujours fasciné. Ce matin, rue Ben Yehuda, c’est une main qu’il aperçoit. Une main brune, veinée, parsemée de poils noirs où perlent des gouttelettes de sueur. Une main sur une crosse de fusil. Karl se dit que la journée a bien commencé. La main est solide, belle dans sa crispation. Mais Karl ne saurait pas dire la couleur des yeux du soldat. Il y a longtemps qu’il ne regarde plus les visages. Il ne faut pas. Il y a du monde en ville. Le premier supermarché dans l’histoire d’Israël a ouvert ses portes à dix heures. Le Supersol accueille ses premiers clients en grande pompe. Cela fait quelques jours que la radio annonce l’événement: «Chaque client peut se servir lui-même et choisir de ses propres mains les produits dont il a besoin.» Au signal de l’ouverture, diffusé par micro, la foule massée devant l’entrée se précipite dans les rayons du grand magasin au son d’une musique jazzy. Karl hausse les épaules, il a le temps. Il cherche un rasoir électrique, et rien d’autre. Une infidélité faite à son barbier, un Sépharade assommant, qui tient boutique un peu plus haut dans la rue. À trop l’écouter raconter ses souvenirs de 48 au sein de la Haganah, Karl finira par savoir fabriquer des explosifs avec de l’insecticide et du chlorate de potassium. Dans les allées du Supersol, c’est l’embouteillage. Les Israéliens découvrent le self-service. Encore une victoire de Tel Aviv sur l’Orient. La dernière fois que Karl avait mis les pieds dans une grande surface, c’était chez Karstadt, en décembre 1933. Le U-Bahn s’arrêtait directement sous le magasin tout droit sorti de Métropolis, et qui donnait à Kreuzberg des airs de studio UFA. En montant les escaliers mécaniques, les tout premiers du genre à Berlin, Karl comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas. Des SA goguenards patrouillaient dans les couloirs de la station avec des pancartes attachées par une ficelle autour du cou: «Kauft nicht bei Juden». Dans les étages, il croisa des vendeuses en pleurs. La direction, forcée de prouver la «christianité du commerce», mettait à la porte tous les employés d’origine juive. Vitrines des cités en devenir, les grands magasins en disent beaucoup sur les pouvoirs en place. Avec ses huit étages accueillant des bureaux et des appartements, le Supersol est une ambassade américaine en Terre promise. Sa laideur vient bousculer l’élégance trop lisse de Tel Aviv. Ce n’est pas pour déplaire à Karl. Il ne s’est jamais fait à cette ville jardin, dont le tracé régulier et aéré obéit à la vision humaniste d’immigrés allemands, comme lui. Hantés par le souvenir des rues charbonneuses de la Mittleuropa, des architectes aux patronymes germaniques se sont assis un jour sur les plages de Tel Aviv. Réfugiés du nazisme, ils étaient bien décidés à en finir avec la culture du ghetto. Ils ont sorti de leur serviette un jeu de plots et de cubes tout neufs, fabriqués dans leur Allemagne natale. Massant la terre sablonneuse pour l’aplanir, ils y ont posé la maquette préservée de leurs idéaux, inspirés par la Weltanschauung de ce qui fut l’Institut des arts et métiers de Weimar. En bâtissant la Ville blanche, ces Formmeister ont abattu symboliquement des murs de briques vieux de plusieurs siècles. Ils ont banni les arrière-cours mortifères, les ruelles sans issues où dépérissait le peuple juif. Grâce à eux, les toits n’abritent plus ces greniers poussiéreux où croupissait la mémoire d’un trop long exode. Désormais, les maisons sont coiffées de terrasse. On y dort à la belle étoile et l’on y reçoit ses amis au coucher du soleil. Ceinturés de ponts-promenades, leurs paquebots en ciment brut se sont amarrés solidement au sol. Ils donnent sur une mer sans cap, une mer sans appel du large. Ce foyer, baigné de lumière, dans sa clarté revancharde, Karl n’a jamais su l’habiter. En plein midi, sur l’écran des murs trop blancs de Tel Aviv, il projette le film d’une nostalgie muette: une ville, une vraie ville apparaît, tremblotante dans la lueur jaune des becs de gaz. Kommandantenstrasse, une rue parmi d’autres. Il pleut. Dans le miroir d’une flaque, la façade du numéro 72 ondule. Des lettres rouges surnagent dans cette encre noire: Zauberflöte. Un travesti en combinaison dentelle noire avec nœud carmin tire sur la guinde. La rue disparaît dans l’entrelacs des poulies. Un décor en chasse l’autre. Sur le bar du cabaret, une entraîneuse pommadée croise les jambes en minaudant. Une colonne de fumée bleue s’élève au-dessus d’un cendrier en bakélite encombré de porte-cigarettes ambrés. L’orchestre joue, sans le son. Dans la salle, il y a plein de marins, tous des faux avec leurs maillots de corps serrés sur des torses malingres. Les soldats, la casquette relevée sur le front, la tunique dégrafée, sont des vrais. Des couples aux yeux masqués par des loups dansent entre les tables rondes, des hommes soulèvent leurs jupes et réajustent leurs perruques. Sous les nappes retroussées, de grosses blondes, fesses à l’air, marchent à quatre pattes. Elles jouent au petit train avec des messieurs à monocles, empêtrés dans leurs pantalons en accordéon, descendus jusqu’aux mollets. Des plumes roses auréolent les coupes à la garçonne, des bijoux de verre alourdissent des mains boudinées fouillant des corsages bourrés de ouate, des robes froissées tapissent le parquet piétiné par le bal des bottines cirées. Une femme exhibe de gros suppositoires sur sa jupe: des Zeppelins brodés sur soie. Mais Berlin n’existe plus, déjà. Dans un ultime effort, le travesti a bandé ses muscles. Il fait coulisser le décor d’après la ville, lorsque même les pissotières ont fermé leurs portes, quand l’amour sous les ponts du chemin de fer s’est perdu dans le vacarme des convois de tanks pour le front de l’Est. Des livres brûlent sur la place de l’Opéra, tous les livres d’Hirschfeld, ceux de Freud par-dessus, une synagogue part en fumée, des vitrines se brisent. Les hommes en bas résille doivent se planquer, ils troquent leurs escarpins vernis pour des godillots à lacets. Les tantes sont à la rue, les folles se déguisent, mais à l’envers. Elles enfilent les pantalons remisés dans une valise où elles enfouissent maintenant leur dentelle sous des piles de linge taché. Les cravaches ne bottent plus des culs consentants. Elles lacèrent le dos nu des efféminés dans les cellules de Columbia Haus. Depuis cette époque, Karl a le sentiment d’évoluer dans un champ de ruines. En Palestine, il n’a pas trouvé ce paradis terrestre décrit par le Dr Hirschfeld. Un paradis pour les Juifs, peut-être. En tout cas pas pour les invertis. Comme il se doit, le paradis referme toujours ses portes sur l’existence d’avant. Si seulement Karl pouvait trouver ici en Israël une main à serrer. Une main, comme celle du soldat tout à l’heure, qu’il ne lâcherait pas jusqu’à ce qu’il ose enfin lever les yeux sur le visage de l’ange. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Un jour, Karl a invité un confrère à boire un verre dans le café Sapphire, rue Bialik. Un type à peine plus jeune. Il s’était, comme lui, spécialisé dans le droit foncier. Affaires florissantes. C’était en 1944, au printemps. La nouvelle d’un possible débarquement en France excitait les esprits. À Tel Aviv, le Théâtre Cameri venait tout juste d’être inauguré. L’ambiance était à la fête. Sur la terrasse du café, la guerre était si loin. Un vent léger soulevait la serviette posée sur le seau à glace où reposait une bouteille de rosé. Moshe, le type s’appelait Moshe, Karl s’en souvient maintenant. C’était un beau mec, joliment musclé, presque chauve, mais il avait eu le bon goût de se raser les tempes et la nuque. Il parlait beaucoup et trop vite. Il s’essuyait souvent le front avec un mouchoir rouge planté dans la poche de son élégant blazer en laine fine et soie. À un moment, la main de Moshe avait effleuré celle de Karl. Il n’aurait pas su dire s’il l’avait fait exprès. Karl n’avait pas osé lui proposer de l’accompagner chez lui. Il était devenu trop méfiant depuis ce jour de 1940. Quand il s’était laissé aller. C’était la première fois qu’il essayait depuis son arrivée en 39. Le type lui avait balancé son poing dans la figure, devant tous les clients du café du bord de mer. Il l’avait traité de sale pédé. Sale pédé. À Berlin, à la fin, on lui disait «sale pédé de Juif!». Il y avait progrès.


Nicolas Verdan est né en 1971 à Vevey, d’une mère grecque et d’un père suisse. Père d’un garçon de quinze ans, il vit à Chardonne, son village dans les vignes, quand il n’est pas à Athènes, sa ville de toujours. Journaliste et écrivain, il a lancé en 2010 des ateliers d’écriture en Grèce (www.nicolasverdan.ch). Avant de démarrer une carrière indépendante en 2010, Nicolas Verdan a travaillé durant quinze ans pour le quotidien 24 Heures à Lausanne. Dans son premier roman, Le Rendez-vous de Thessalonique (Prix Bibliomedia 2006), l’écrivain retrace une quête intérieure au fil d’un voyage Suisse-Grèce tout en atmosphères et sensibilités, qui se transforme en une dérive fantomatique. Plus ancré dans l’histoire contemporaine et plus soucieux d’installer une véritable intrigue, son second roman exprimait la révolte d’une génération dite «sacrifiée». C’est autour d’un personnage réel que s’est élaboré son dernier livre paru, où il se glisse dans la vie du Corbusier pour le questionner de façon romanesque et vivifiante. Nicolas Verdan travaille actuellement à l’écriture d’un roman librement inspiré de l’histoire du Dr Magnus Hirschfeld, un sexologue juif allemand qui vit le travail de sa vie anéanti par les nazis en 1933. Il développe également le scénario d’un film sur Le Corbusier, en collaboration avec boxproductions à Renens.

Le Courrier

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Le parti pris est intéressant. Le Corbusier meurt et Nicolas Verdan l'invente en train de se souvenir d'une vie hors du commun et pourtant si étrange à porter.

L'auteur va tenir ce postulat très littéraire, mais pas sans risque d'ennui ou de trop de louanges, à partir d'un choix de style qui donne au récit toute sa vivacité et son efficacité. Il fait s'adresser Le Corbusier directement à vous les lecteurs, à vous les vivants. Justement par la présence de l'architecte au travers du vous que Verdan appose à chacun des moments de vie repensés. Un étonnant échange, très direct, très impliquant s'établit et on lit soudain non plus une biographie, ou une tentative d'autobiographie originale, mais bien des actes de vie. C'est très réussi et très interpellant. Le Corbusier reprend corps et âme dans ces pages qu'on traverse avec lui, comme des compagnons inconnus l'un à l'autre et soudain si proches. Tout l'art d'un grand architecte, bâtir une idée qui convienne à d'autres. Très intéressant.

LUC MONGE,
La Savoie


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