PIERRE BÉGUIN

CONDAMNÉ AU BÉNÉFICE DU DOUTE

Roman
2016. 208 pages. Prix: CHF 30.–
ISBN 978-2-88241-400-7

Prix Édouard-Rod 2016


Biographie

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Quand l’ancien bâtonnier de Genève assassina par amour

Le romancier Pierre Béguin revient sur le meurtre commis par un brillant avocat genevois, ancien bâtonnier et éminente figure du parti radical, Pierre Jaccoud. Une affaire criminelle qui avait secoué Genève en 1958


À la fin des années cinquante éclate l’affaire criminelle qui a eu le plus de retentissement  dans l’histoire  de  Genève. Elle  a agité les esprits bien au-delà des frontières cantonales. Le 1er mai 1958, Charles Zumbach, âgé de septante ans, est tué par arme à feu et arme blanche dans sa villa de Plan-les-Ouates. Assez rapidement, les soupçons se portent sur Pierre Jaccoud (1905-1996). Coup de tonnerre dans la République!  Me  Jaccoud,  brillant  avocat  aux réparties cinglantes, ancien bâtonnier, éminente personnalité  du  parti  radical,  archétype  du notable, est accusé de meurtre. Pendant huit ans, il a entretenu une relation adultérine passionnelle  avec  une  jeune  secrétaire,  Linda  Baud. Mais celle-ci, lasse de cette relation oppressante et vécue dans l’ombre (par crainte du scandale dans  une  société  genevoise  encore  très  puritaine), s’est séparée de lui. Elle a eu une brève liaison  avec  le  fils  de  la  victime  de  Plan-les-Ouates.  Jaccoud  aurait-il  voulu  récupérer  les photos  compromettantes  de  son  ex-maîtresse qu’il a envoyées, pour la salir, à son rival? Aurait-il voulu se venger de ce dernier?

Jaccoud ne cessera de clamer  son innocence

Le 18 janvier 1960, le procès commence, dans une atmosphère de passion. D’autant plus que l’accusé a fait appel à un ténor du barreau français, Me Floriot, ce qui finalement le desservira. Car  il  règne  alors  à  Genève  une  atmosphère assez antifrançaise, vu les règlements de comptes sur  son  territoire  entre  membres  de  l’OAS (Organisation  armée  secrète  créée  pour  la défense de la présence française en Algérie) et «barbouzes» gaullistes: on est encore en pleine guerre d’Algérie! Les «preuves» contre Jaccoud sont à la fois accablantes et douteuses. Finale-ment, Jaccoud sera condamné à sept ans de prison, une peine ou trop légère s’il est coupable, ou injuste  s’il  est  innocent.  D’où  le  titre  très  bien choisi du roman de Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute. Certains n’hésiteront pas à parler d’une deuxième affaire Dreyfus. Jusqu’à son décès, Pierre Jaccoud ne cessera de proclamer  son  innocence.  Un  journaliste,  Stéphane Jourat, a publié en 1992 à Paris une enquête intitulée L’Affaire Jaccoud. D’aucuns avancent même que Charles Zumbach aurait été liquidé par des agents  français  pour  avoir  livré  des  armes  au FLN (Front de libération nationale) algérien…
Ce rappel était nécessaire pour comprendre et bien apprécier le livre de Pierre Béguin. Celui-ci ne  se  veut  cependant  pas  une  relation  de  l’enquête et du procès. Il s’agit d’un roman, on ne l’oubliera pas à la lecture. Un roman où les noms des protagonistes sont modifiés. Où cependant des minutes du procès et des extraits de journaux de l’époque sont cités en italiques. C’est surtout un roman qui se veut bien plus psychologique que  documentaire.  Me  Philippe  Joncour  y raconte son histoire. Faut-il croire en ses propos? On est dans le mentir-vrai cher à Aragon. «Que d’inexpliqué en l’homme!» s’écrie-t-il lui-même. À certains  égards,  ce  roman  présente  quelque parenté  avec La peau des grenouilles vertes de Serge  Bimpage,  où  celui-ci  raconte  une  autre affaire célèbre, l’enlèvement de la fille de Frédéric Dard, en cherchant surtout à comprendre ce qui a pu pousser le criminel à commettre son acte.

Un homme à l’infantilisme refoulé

On lira donc l’histoire, à la fois pathétique et un peu ridicule, d’un homme dont la vie conjugale est pratiquement morte, qui s’éprend d’une jeune femme qu’il voudra façonner à sa guise, notamment sur le plan culturel, exerçant ainsi sur elle une  emprise  qui  se  révélera  finalement  trop pesante. Et en même temps, on l’a dit, une liaison vouée au secret et aux mensonges. «Aussi forte que fût ma passion [dit Joncour «tétanisé par  l’idée  du  scandale»]  -  elle  n’existait  plus quand il s’agissait de ménager les apparences.» Au  procès,  l’accusé  souffrira  beaucoup  de  la mise à nu publique de son personnage, avec tout le  refoulé  en  lui,  ses  doutes,  sa  volonté  de paraître à tout prix, le masque qu’il a mis sur sa personnalité  réelle,  son  romantisme  d’adolescent, et même à certains égards son infantilisme prolongé: ses «complexes», pour faire simple. Il se livre dans le roman à une introspection qui n’est  pas  loin  de  la  psychanalyse.  En  même temps,  avec  quelques  scènes  de  mondanités, mais sans forcer le trait, à l’aquarelle pourrait-on dire, le roman offre une fresque de la «bonne société» genevoise de l’époque. Le roman vaut aussi par la qualité de son style. Celui-ci est parfois à la limite de la préciosité et à dessein un peu vieilli, ce qui correspond parfaitement au personnage de Pierre Jaccoud. Il y a donc adéquation totale entre le narrateur et son langage. Comme l’écrivait un chroniqueur judiciaire: «Les  phrases  [de  Jaccoud]  s’enchaînaient  aux phrases avec élégance dans une rhétorique délicieusement  surannée  et  un  brin  ampoulée». Quant à ses tourments intérieurs, à son irrésolution, à ses «intermittences du cœur», elles nous rappellent Benjamin Constant et Marcel Proust, deux auteurs que l’accusé, semble-t-il, vénérait.
Philippe Joncour prend le lecteur à témoin: «croyez-le», «comprenez-vous?» Tout en rappelant les éléments majeurs qui figuraient au procès, Pierre Béguin ne se prononce pas sur la culpabilité ou non. Finalement, au lecteur de juger. L’auteur, lui, a réussi avec brio à se glisser dans l’âme d’un assassin ...ou d’un innocent.

PIERRE JEANNERET, Gauchebdo

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La règle en matière pénale est la présomption d'innocence. Qu'est-ce à dire? Que c'est à l'accusation, voire à la partie civile, de démontrer qu'un prévenu est coupable du crime dont il est accusé, ce qui n'exonère pas la défense de démonter les preuves apportées, d'arguer qu'elles ne sont pas probantes et qu'elles laissent subsister un doute.
S'il y a doute, il doit, en principe, profiter à l'accusé. C'est pourquoi le titre du roman de Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute, interpelle le chaland, avant même qu'il ne se transforme en lecteur. L'expression habituelle, de circonstance, n'est-elle pas plutôt relaxé au bénéfice du doute ou, pour les crimes qui sont jugés en cours d'assises, acquitté au bénéfice du doute?
Dans ce roman, l'accusé est un notable et pas n'importe qui: «c’est Me Philippe Joncour, avocat reconnu, civiliste de réputation internationale, ancien bâtonnier au barreau, député au Grand-Conseil de la République et du canton de Genève, chef d'un parti politique influent, administrateur, président et vice-président de multiples conseils d'administration parmi les plus importants du pays.»
Eh bien ce notable, honoré et honorable, est accusé d'un meurtre qu'il aurait commis à l'aide d'un revolver sur la personne d'un certain Louis Kurmann, qu'il ne connaissait pas mais qu'il aurait achevé de quatre coups de poignard. Pour ce crime il a été condamné à sept ans de réclusion et dix ans de privation de droits civiques. Il aurait dû normalement être condamné à la réclusion à vie ou être acquitté:
«Mais sept ans! J'étais condamné au bénéfice du doute…»
Derrière cette façade d'avocat brillant il y a un homme qui n'est pas heureux en ménage. Avec sa femme, qui est belle, il a eu trois enfants, mais elle ne partage rien avec lui: ni idées, ni goûts, ni ambitions. Aussi, leurs liens étant distendus, s'éprend-il un jour d'une secrétaire de direction, Lorelei Beck, de quinze ans plus jeune que lui, rencontrée lors du repas de fin d'année d'un des nombreux conseils d'administration dont il a la charge.
Cette liaison dure huit années. Mais elle doit demeurer secrète afin de ne pas nuire à la sacro-sainte réputation de l'avocat. Elle offre de plus l'opportunité à Philippe d'être le pygmalion de Lorelei. A la longue, devenue tumultueuse et sans issue, elle va le conduire devant la cour d'assises avec le verdict que l'on sait. Trente ans après sa condamnation, Philippe Joncour prend la plume pour réviser lui-même son procès.
Dans le prologue, Philippe Joncour, qui a surtout souffert de la mise à nu de sa vie privée, écrit cependant: «Je ne vous cacherai rien de mes bassesses, je descendrai au plus profond de mes intentions les moins glorieuses, je jetterai la lumière sur mes refoulements inavouables, sur mes mensonges les plus odieux. J'assurerai ma défense, mais je ne vous cacherai rien de ce qui pourrait la mettre à mal. Le reste, je le laisserai à votre jugement…»
Alors, devenu un vieil homme, «qui a aimé, qui sait ce que c'est que l'amour, et qui connaît l'essentiel: la passion et la mort,» il fait le récit de sa vie et, récit faisant, verse au dossier des éléments de son procès: interventions des différentes parties, compte-rendus dans la presse, témoignages etc. Et le lecteur, du coup, ne sait plus que penser de cette condamnation, reposant «sur des faisceaux d'indices accablants, non sur des aveux ou des preuves indubitables…»
En épigraphe du livre, Pierre Béguin a mis cette citation laconique de Jean (11, 39):  «Ôtez la pierre.» Jésus s'adresse ainsi aux Juifs qui entourent le sépulcre où repose la dépouille de son ami Lazare, la pierre dont il est question étant celle qui ferme son tombeau. En faisant ôter la pierre et en réveillant Lazare, Jésus révèle par là-même l'Être qu'il est.
Avec ce curieux plaidoyer qui ne cache rien de ses zones d'ombre, de ses sentiments et de ses troubles du caractère, Philippe Joncour ôte la pierre qui les recouvre: «La vérité de l'être importe davantage que celle des faits et c'est dans la première qu'il faut d'abord chercher pour appréhender la seconde.» En bon avocat de lui-même il fait dès lors planer le doute sur sa culpabilité, tout en rappelant habilement qu'un homme n'est pas seulement un être de raison.

Blog de FRANCIS RICHARD

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Le coup de cœur de L’Hebdo

Condamné au bénéfice du doute

Un assassinat à Plan-les-Ouates, un homme achevé à coups de couteau, le meurtrier qui s’éloigne à bicyclette, un célèbre avocat genevois condamné sans que la vérité des faits ne soit jamais établie avec certitude. Tout y est, et Pierre Béguin ne s’en cache pas. Condamné au bénéfice du doute s’inspire directement de la fameuse affaire Jaccoud qui a fait grand bruit à Genève, et bien au-delà, entre 1958 et 1960. Se glissant dans la peau de l’avocat – qu’il rebaptise pour l’occasion Me Philippe Joncour– l’écrivain revendique pour son livre le statut de fiction, «une fiction dont les personnages tendent vers une cohérence psychologique, non pas vers leur vérité historique.» Incrustant dans son texte des fragments de procès, il nous emmène dans la tête et le cœur de Joncour pour, d’abord, nous parler non pas de meurtre mais de passion. La passion d’un homme «en pleine force de l’âge» mais qui n’a jamais vraiment aimé et qui tombe amoureux comme un collégien de la belle et jeune Lorelei.


MIREILLE DESCOMBES,
L'Hebdo & Payot, «Les meilleurs livres de l’été», été 2016

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Un avocat de réputation internationale. Chef d’un parti politique influent, se voit accusé d’avoir assassiné un homme de 70 ans.  La victime a été tuée  chez elle, à Plan-les-Ouates par arme à feu et arme blanche, tandis que l’assassin s’est enfui à bicyclette. L’auteur genevois Pierre Béguin revisite dans son dernier roman, «l’affaire Jaccoud» dite aussi «affaire Poupette», soit un crime dont le procès a eu lieu à Genève en 1960, condamnant le coupable présumé à sept ans de prison. Le mystère autour de cette affaire, que le roman entretient, reste entier.

MAR.G
, Tribune de Genève

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La revanche de l’ombre

Basé sur une affaire genevoise des années 1950, Condamné au bénéfice du doute plonge dans les méandres de la psyché et de la justice

Dans Condamné au bénéfice du doute, nouveau roman de Pierre Béguin, un homme, au soir de sa vie, revient sur le procès qui a brisé son existence. Il s’adresse au lecteur pour lui faire part de sa vérité. Celle qui ne peut se dire dans un tribunal. Avocat réputé, aussi brillant dans le prétoire que dans les dîners, redouté pour sa force de travail et son aisance oratoire, homme politique en vue, esthète, il incarnait l’image de la réussite. Jusqu’au jour où il se retrouve lui-m^me sur le banc des accusés. Pour un meurtre sordide. Basé sur une affaire genevoise des années 1950, le roman respecte les faits, cite même des extraits du procès tels que l’on peut les trouver dans la presse de l’époque, en changeant les noms des protagonistes. Mais opte pour la liberté romanesque en ce qui concerne ce récit à la première personne du condamné, appelé Maître Joncour, qui clame son innocence. Coupable ou pas, au lecteur de trancher. Ou pas, tant les remous des pulsions contenues, lâchées semblent inextricables. Le lecteur, à l’inverse du juré, peut s’offrir le luxe de choisir le point d’interrogation.
Personnage éminemment romanesque, Philippe Joncour parle un français où les phrases n’ont pas peur des nuances, ni de de l’ombre, ni du soleil, qui se trouvent souvent unis pas la grâce des relatives. Pour exprimer l’étendue des variations de l’âme, des sommets aux tréfonds, il faut du souffle, du métier en quelque sorte. Cette langue croit en son rythme, en use, se fait musique quand il faut traduire l’infiniment petit des contradictions intérieures, du quatuor à cordes aux grandes orgues aussi parfois. On devine le plaisir de Pierre Béguin à se glisser dans la peau de ce personnage à l’élégance précieuse et surannée pour prendre en quelque sorte sa voix. Ce plaisir devient le nôtre. Cette voix sonne immédiatement juste et l’on ne peut qu’écouter cette confession, saisi par la violence du drame.

Passion secrète

Avant le fracas, il y a eu de la beauté. Celle de l’amour que Philippe Joncour a ressenti immédiatement pour Lorelei, de quinze ans sa cadette. Elle vit en femme libre, sans attaches. Il est marié, mal, et père de trois enfants. La passion sera secrète et durera huit ans. Il l’initie à la littérature, aux grands maîtres. Ils s’écrivent abondamment, Ils visitent Venise, éperdus. Pour Philippe Joncour, aux affres émotionnelles de la passion tardive, s’ajoute celle de la peur panique d’être découvert. Lui, l’homme admiré, admirable, parfait sous tous les rapports, ne supporte pas l’idée du coup de canif dans l’image idéale. Lassée de devoir se cacher, Lorelei s’éloigne. Mais les amants ont une peine folle à rompre. Face à cet amour devenu triste, Joncour perd pied. Les mois passent, Lorelei sort avec un autre homme. L’avocat bascule. Lettres anonymes au nouvel amant avec photos suggestives deLorelei. Menaces incessantes de suicide.
Ce n’est pas l’amant qui sera retrouvé mort dans une villa près de Genève mais le père de celui-ci. Simple drame de jalousie? Dans son orgueil exacerbé, dans son obsession mortifère à correspondre coûte que coûte à l’image parfaite qu’il s’est construite, Philippe Joncour a-t-il été jusqu’à commettre un crime? Non, affirme ce dernier malgré des indices accablants. Étouffant sous le masque de la perfection, c’est ce double idéal que Philippe Joncour aurait abattu en tuant la victime, rétorque l’accusation. «Certains de ses actes sont difficilement explicables en terme de psychologie courant. Il faudrait pour les comprendre faire appel à des notions littéraires», précise l’avocat de la partie civile. Pierre Béguin l’a prix au mot. En réussissant à placer le lecteur à la fois dans l’intimité du narrateur et dans la salle d’audience, ce spectacle féroce. La vérité des êtres, elle, plane, au-dessus des mots. Le temps d’un roman, elle semble s’être posée, tremblante, insaisissable.


«J’ai procédé comme le scientifique qui trouve les ossements d’un cétacé»

Pierre Béguin explique sa technique d’écriture pour ce roman qui mêle documents et fiction

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire sur cette histoire?
Mon premier livre s’appelait L’Ombre du Narcisse. J’aurai pu donner le même titre à ce livre-ci. Cette thématique, très jungienne, m’intéresse énormément. Narcisse qui ne veut pas voir son reflet, le reflet qui se venge, etc. Que se passe-t-il quand l’ombre envahit le reflet? Il y a dans cette affaire des zones d’ombre que la justice pouvait difficilement explorer mais qui offrent au roman un terrain idéal. Avec, en prime, ce défi: le doute qui persiste sur le verdict. Coupable ou non? Je voulais voir si j’arriverais à reconstituer, non pas la logique, mais au moin une logique possible de ce qui a pu se passer. Dans les faits, mais surtout dans la mécanique inconsciente du personnage.

Comment entre-t-on dans la peau d’un personnage comme Maître Joucour?
J’entends mes personnages . J’entends leur voix, leur façon de parler. J’ai eu un plaisir immense à écrire comme je l’ai fait dans ce livre. J’aime ce style très classique, un peu suranné. Mais plus personne n’écrit comme cela… Il me fallait la caution d’un personnage comme Joncour pour pouvoir le faire. Je n’ai jamais adhéré aux facilités de la phrase courte, dépouillée, qu’on nous vend parfois comme l’expression du style moderne. Avec les longues phrases, on a des nuances, des intonations, des sonorités, des contours…

Comment avez-vous procédé par rapport au matériau historique?
J’ai procédé comme le scientifique qui trouve les ossements d’un cétacé. J’ai essayé de récupérer le plus d’ossements possible, de respecter leur emplacement et leur fonction. Â partir de là, j’ai essayé de mettre de la chair de la façon la plus cohérente possible.

On est surpris par le nombre d’erreurs que le narrateur commet au point de se désigner comme coupable…
C’est un autre thème qui m’intéresse, celui des insuffisances, des limites de l’intelligence. Comment quelqu’un comme Joncour, d’une grande intelligence, peut basculer dans un fonctionnement aberrant et commettre des erreurs qu’une personne dotée d’un intelligence très moyenne, d’un peu de bon sens et d’humilité aurait évitées? L’intelligence, par volonté de maîtrise, peut devenir impérialiste, soumettre l’affect et les instincts. Elle fonctionne alors très maladroitement, comme une boussole qui indiquerait le sud.

Vous développez l’idée que Philippe Joncour aurait voulu tuer l’image idéale qu’il avait construite de lui-même?
Dans le mythe de Narcisse,c’est le reflet qui veut ignorer l’ombre. Ici, c’est l’ombre qui veut tuer le reflet. La revanche de l’ombre et quelque sorte. Le narrateur du roman se trouve dans une impasse. Tout comme son modèle d’ailleurs. Cette image idéale et désincarnée qu’il a construite de lui-même l’étouffe. Il la rend responsable de ses échecs amoureux. Si Philippe Joncour avait été moins pointilleux avec son image, la relation avec la femme qu’il aimait aurait sans doute eu un avenir. Il en a eu assez d’être cet homme admirable, au-dessus de tous. Sa tentation obsessionnelle du suicide ne vient pas d’une envie de se tuer mais, peut-être de tuer cette image.


LISBETH KOUTCHOUMOFF
, Le Temps

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Louis Kurmann est sauvagement assassiné un soir dans son pavillon de campagne. Six semaines plus tard, l’enquête désigne un surprenant coupable: Maître Philippe Joncour, avocat et civiliste de réputation internationale, chef d’un parti politique influent, notable au-dessus de tout soupçon. Un coupable inconcevable qui clame son innocence mais qu’un incroyable faisceau d’indices accuse. L’agitation du procès ne fait qu’aggraver un mystère que le verdict contradictoire ne parvient pas à éclairer. Condamné à sept ans de prison, Philippe Joncour, parvenu alors au crépuscule de sa vie, entend rouvrir son procès à sa manière en postulant la vérité des êtres plutôt que des faits ou des circonstances, et en confessant certains dessous ténébreux qui ne pouvaient s’exprimer dans le prétoire.
Philippe Joncour, dont l’innocence semble aussi improbable que la culpabilité est absurde, est-il un narrateur crédible ou indigne de confiance? Dans ce dédale de mentir-vrai, parviendra-t-il à convaincre son auditoire?
S’inspirant directement de la plus célèbre affaire judiciaire qui a secoué Genève au siècle dernier, l’auteur intègre à la confession de son personnage des fragments du procès, à la manière des chœurs de la tragédie grecque, transformant ainsi le roman en tribunal, et le lecteur en juré. À ce dernier finalement de rendre son verdict…

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L'Affaire Jaccoud

Plan-les-Ouates, 1er mai 1958.
J’avais 5 ans. La victime réparait mon tricycle. Mon sauveur! Car j’adorais ce fichu tricycle malgré (ou à cause de) ses problèmes récurrents. C’est mon grand père qui nous amenait là-bas, mon tricycle et moi. Je me souviens vaguement de la maison, de l’atelier à côté. Bizarrement, je me souviens d’un bric-à-brac de machines et de planches…
Le meurtre s’est déroulé là, peu avant 23 h. Il donnera lieu à l’un des procès les plus retentissants de l’histoire judiciaire. Car l’accusé n’est pas n’importe qui. Pierre Jaccoud, un des plus célèbres avocats de Suisse, ancien bâtonnier, député à Berne, chef de la section radicale de Genève, vice-président du conseil d’administration des Services industriels, administrateur de la Grande Dixence, de Radio-Genève, de l’orchestre de la Suisse romande, potentiellement futur Conseiller fédéral.
Le 19 mai, l’avocat est entendu en qualité de témoin. Les charges qui pèsent sur lui s’accumulent. Le 7 juin, il est de nouveau convoqué par le juge d’instruction. Avant d’arriver au Palais de Justice, il avale quantité de calmants. Quelques jours plus tôt, en voyage à Stockholm, il s’était fait teindre les cheveux en blond (la femme de la victime avait décrit le meurtrier avec des cheveux noirs). Double aberration! Comment un avocat de la stature de Jaccoud pouvait-il s’imaginer qu’une teinture allait tromper son monde et qu’un geste absurde lui permettrait d’échapper à son interrogatoire? Pourquoi aggrave-t-il les soupçons qui pèsent sur lui? A la clinique psychiatrique où on l’a transporté, il se livre à un simulacre de suicide en tentant de se pendre à l’aide de ses draps. Etat dépressif, se justifie l’avocat. Il est catalogué: «Un des plus grands comédiens au monde!» s’écriait mon père, outré. Et pour un calviniste de son acabit, il n’y avait pas jugement plus dépréciatif. Un jugement largement partagé qui condamne l’avocat aussi sûrement que le faisceau d’indices qui l’accusent. «Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre» dit-on. Un aphorisme fait sur mesure pour Jaccoud. Bien sûr, d’aucuns ont crié à la revanche des médiocres sur celui qui, au temps de sa splendeur, les méprisait du haut de sa superbe. Reste que le mobile ne convainc pas et que la barbarie du crime ne colle pas avec le profil de l’accusé. A moins d’admettre une crise de schizophrénie et l’attitude de déni qui s’ensuit. Car le coupable ne cessera de clamer son innocence et de demander la révision de son procès. Jusqu’à sa mort…
La légitime indignation calmée, l’habitude de l’implicite reprit le dessus. On ne parlait plus de l’affaire Jaccoud dans la commune, pas devant les enfants en tout cas. Le procès se déroula du 18 janvier au 4 février 1960. J’allais avoir 7 ans et jamais on n’en fit mention devant moi. Jamais on n’allait en reparler en famille. Curieux procès par ailleurs, où le procureur général et l’accusé se connaissent si bien qu’ils en viennent parfois à se tutoyer, où Paris, par la voix de Maître Floriot, vient donner des leçons à la provinciale Genève en démontrant les carences de ses experts criminologues aux méthodes dépassées. La presse française adore, la presse genevoise supporte mal. Les genevois aussi. Encore un élément au passif de Jaccoud. Le 4 février, il est condamné à 7 ans de réclusion pour homicide volontaire et délit manqué d’homicide. Un verdict qui laisse planer le doute: trop ou trop peu. Le crime odieux méritait de toute évidence le terme d’assassinat pour perversité particulière et, donc, la réclusion à vie. Curieusement, les jurés ont répondu par la négative à cette question.
C’est précisément le déroulement intégral de ce procès qui retentit dans toute l’Europe que nous raconte le livre du journaliste français Stéphane Jourat («L’Affaire Jaccoud». Paris: Fleuve Noir, 1992), paru il y a une vingtaine d’années déjà, un livre qui a retenu mon attention pour les raisons évidentes décrites plus haut. Bien entendu, l’auteur ne manque pas de situer le procès sous le regard sévère des quatre juges figés sur leur mur de marbre. Comme si Jaccoud devait comparaître devant Farel, Calvin, Bèze et Knox enveloppés dans les plis de leur robe rigide, dans leur bonnet identique et leur même expression impitoyable. Comme si toute une ville avec ses siècles de calvinisme devait peser irrémédiablement dans le verdict. C’est un règle narrative: le décor doit faire partie de la dramaturgie (après tout, depuis Ferney, c’est bien le fanatisme catholique de Toulouse que décrivait Voltaire dans l’affaire Calas). Au final, pas d’éléments nouveaux, bien sûr. Mais on se rend compte que le temps a bénéficié au condamné. Un léger parti pris de l’auteur pour l’innocence de Jaccoud et cette phrase de Maître Floriot mise en évidence en conclusion de «son extraordinaire plaidoirie»: «Si Jaccoud est innocent, tout est simple, tout devient clair. Si, au contraire, vous le considérez comme coupable, tout est absurde, tous les gestes de Jaccoud ne sont plus qu’une longue suite d’aberrations». Sous-entendre l’erreur judiciaire est plus vendeur…
Le lecteur qui n’a jamais entendu parler de – ou qui connaît vaguement – l’affaire Jaccoud penchera peut-être pour l’innocence de l’avocat. Pourtant, au vu des faits et des indices qui l’accablent, il semble a priori que son innocence soit aussi improbable que sa culpabilité est absurde. Dans cette affaire, tout se tient en équilibre précaire sur cette arrête qui sépare le possible de l’impossible. Un exemple parmi beaucoup d’autres: le crime a eu lieu peu avant 23 h. Jaccoud ne peut justifier de son emploi du temps ce soir-là entre 22 h 30 et 23 h 15. Avant il est à son étude. Après, il est chez lui. L’enquête détermine qu’il disposait de 15 minutes maximum pour effectuer à vélo le trajet Corraterie, Plainpalais, route des Acacias, rampe du Grand-Lancy, Plan-les-Ouates. Pour moi, pas de problème, mais mon vélo dispose de trente vitesses et pèse moins de 8 kilos. Celui de Jaccoud est bloqué en 3e vitesse et doit atteindre le poids d’un vélo militaire. Même sans circulation et sans feux, comme c’était le cas à l’époque, presque 20 kilomètres / heure sur un tel trajet frise l’exploit, d’autant plus qu’on le dit en mauvaise santé. Très difficile donc... mais pas absolument impossible. Un peu comme ce bouton qui manque à sa gabardine et qu’on a retrouvé sur les lieux du crime. Un bouton analogue, mais pas forcément identique…
La vérité est maintenant enterrée avec les principaux acteurs et témoins. L’énigme demeure. On peut se questionner sur l’utilité de remuer de telles affaires, si ce n’est pour les répertorier dans une collection genre «crime story» comme c’est le cas pour le livre de Stéphane Jourat. On l’a dit, le journaliste s’en tient au déroulement du procès. C’est pourtant dans les bordures, les zones d’ombre, que l’intérêt subsiste. Le territoire du romancier, non du journaliste. L’affaire reste un formidable miroir des mentalités. Et Jaccoud, véritable personnage de roman, un terrain d’exploration idéal: sa part d’ombre, ses tendances névrotiques, sa personnalité double nous y invitent. On aimerait plonger dans ces failles qu’on sent infiniment plus intéressantes et pertinentes que les longues querelles d’experts qui ont ponctué le procès. De même, voudrait-on peindre l’effroi, la sensation d’horreur qui saisit l’être tout à coup accusé de meurtre, à tort ou à raison. Ces objets apparemment familiers et inoffensifs et qui deviennent subitement des pièges potentiels. Ce veston par exemple, que Jaccoud portait depuis si longtemps, taché à l’intérieur de microscopiques gouttes de sang. Cet agenda par exemple, où il dessinait en regard de certaines dates des croix ou des cercles et qui prennent subitement un sens redoutable. Ces coups de téléphone par exemple, donnés ou reçus à telle heure, à telle minute, et qui deviennent d’un coup des faits essentiels dont dépendent réputation et liberté. Tous ces actes les plus anodins de l’existence, accomplis dans l’indifférence, et qui se transforment soudainement en événements majeurs, en preuves accablantes. Oui, le territoire du romancier... Georges Simenon, qui assista régulièrement au procès entre le 18 janvier et le 4 février 1960, ne s’y était pas trompé...

PIERRE BÉGUIN, Blogres


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