Laurent Koutaïssoff
Atlas
Roman
B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R
CET OUVRAGE EST PUBLIÉ AVEC L’APPUI
DE LA COMMISSION CANTONALE VAUDOISE DES AFFAIRES CULTURELLES
OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN DE LA VILLE DE LAUSANNE
« ATLAS »,
QUATRE CENT DIX-SEPTIÈME OUVRAGE PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,
A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE FRANÇOIS AUBIN,
DE JANINE GOUMAZ ET DE DANIELA SPRING MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE
COUVERTURE : JULIAN CHARRIÈRE - WE ARE ALL ASTRONAUTS, 2014 - INSTALLATION VIEW, AN INVITATION TO DISAPPEAR, DÉTAIL KUNSTHALLE MAINZ, MAINZ, GERMANY, 2018
(COPYRIGHT THE ARTIST VG BILD-KUNST, BONN, GERMANY) PHOTO BY NORBERT MIGULETZ
© 2019, PRO LITTERIS, ZURICH PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY
IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR, À RIOM
(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)
ISBN 978-2-88241-455-7 TOUS DROITS RÉSERVÉS
© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE
WWW. CAMPICHE.CH
Pour Daria, Sarah et Gabrielle
La géographie, à mon sens, relève aussi de la philosophie. J’ai choisi de l’étudier.
STRABON
Géographie, Livre I, Prolégomènes
1
CH R I S T O P H E D O I N E T avait toujours
aimé les amas de choses. De tailles variées, les piles qu’il avait tous les jours sous les yeux dans cette boutique rendaient l’espace bien plus petit qu’il n’était en réalité. Il aimait cette exiguïté, cette manière qu’avaient les clients de se faufiler entre ces murs fragiles qui oscillaient au moindre frôlement, de tourner la tête, émerveillés ou inquiets, comme des promeneurs égarés. L’étroi- tesse des lieux le rassurait, le silence aussi que cha- cun respectait dès que le tintement de la cloche annonçait l’ouverture de la porte, l’arrivée d’un explorateur prêt à se perdre dans ces méandres étranglés.
Été comme hiver, une toile de tissu délavé pro- tégeait la vitrine de la lumière ou de la pluie, évi- tant ainsi les reflets ou une constellation de gouttes déformantes. D’un désordre étudié, l’image devait être nette afin de donner au passant l’envie de fouiller et de dénicher l’objet rare. À l’intérieur, tous les rayons encombrés ployaient sous le poids et dessinaient dans une courte perspective des vagues
immobiles. Christophe interrompait alors son travail pour observer les visages obliques, ces êtres curieux et muets, l’esprit tendu par leur quête, cherchant à lire sur la tranche le titre d’une œuvre. Soudain, d’un geste vif, ils en extrayaient un, le tournant puis le retournant plusieurs fois. Un silence. Et puis brusquement, s’adressant au patron sans même parfois le regarder :
— Et celui-là, il est bien ?
De son comptoir, il émettait alors un son inimitable qui saluait à la fois le coup d’œil du client et la qualité du film en question. Puis en quelques phrases alléchantes, il résumait le scéna- rio.
Le Valentino était un magasin de DVD situé à deux pas du domicile de Christophe Doinet. Une échoppe qui dégageait une atmosphère de brocante. La richesse du fatras qui y régnait, les visages ner- veux des collectionneurs ne pouvant attendre une minute de plus pour acquérir la pièce manquante de leur puzzle, donnait à cette marchandise moderne le charme des vieux objets.
En découvrant l’offre d’emploi, Christophe avait su qu’il se plairait dans ce magasin. Une simple feuille affichée en vitrine. Quelques mots écrits au feutre sur un papier gondolé. Seconder le patron, tenir la boutique lorsqu’il s’absentait pour déjeuner, faire quelques commandes ou recherches… peu importait. Il pouvait travailler près de chez lui, échapper sans peine à ses parents et s’isoler à son aise dans cette multitude de boîtes en plastique.
Il avait traversé toute sa scolarité sans pro- blème, ponctuée par l’indifférence de sa famille et les soupirs résignés de ses professeurs. Il lui man- quait simplement le goût de l’effort, car dans son monde, celui de ses parents, il était incapable d’en comprendre l’utilité.
Il faudra aussi que vous… On se tutoie ? lui avait dit Allan, le patron du Valentino, ce sera plus simple. Il faudra donc que tu puisses répondre à quelques questions. Tu t’y connais en cinéma ?
Je lis toutes les critiques.
Tu ne regardes jamais de film ?
Si on lit la critique, ce n’est pas nécessaire. Christophe avait remarqué la gêne du patron.
Sans rien ajouter, il s’était dirigé vers un rayon, il avait tendu le bras au hasard sans quitter Allan du regard. Il avait laissé courir ses doigts sur le dos des coffrets comme pianotant un air à l’aveugle, puis en avait sorti un. Il avait lu le titre à haute voix et débité en quelques phrases non seulement l’intrigue, mais deux ou trois commentaires sur le jeu des acteurs et d’autres œuvres du même réali- sateur. Le patron avait écarquillé les yeux puis souri.
Un mois à l’essai, ça te va ?
Il avait soigneusement remis le film à sa place.
Il avait désormais un travail.
Une vitrine. Sa seule fenêtre sur un autre monde, devant laquelle il passait chaque jour depuis de nombreuses années. Les bras alourdis par les courses qu’il devait faire pour ses parents, il s’ar- rêtait devant pour se reposer et prenait quelques minutes pour découvrir les nouveaux DVD.
Les journaux, c’était sa révolte, sa manière de dire aux Doinet, père et mère, qu’il était différent. La vitrine du Valentino, c’était comme une île au large qu’il osait explorer.
Lorsqu’il rentrait de l’école, il s’arrêtait au Café du Centre. La serveuse gardait pour lui le journal du jour. Il le pliait soigneusement et l’emportait à la maison pour le lire avec gourmandise, largement ouvert et étalé sur la table de la cuisine. Christophe le faisait exprès. Il savait que cela contrariait ses parents mais ils ne disaient rien. Ils lisaient autre chose, passionnément. Ils ne pouvaient pas com- prendre ce qui pouvait l’intéresser.
Chaque semaine, plusieurs films étaient annon- cés dans une rubrique de l’avant-dernière page : Si on se faisait une toile ? Son bonheur était complet lorsque dans la vitrine du Valentino ou sur une annonce griffonnée à la hâte par Allan, il découvrait l’œuvre dont il avait lu la critique. Il aimait cette attente délicieuse qui occupait ses pensées entre la lecture de l’article et l’apparition presque magique du film, emprisonné dans une petite boîte rectan- gulaire, exposé aux regards des passants.
Dès qu’il avait été engagé, il avait obtenu du patron la possibilité d’installer un écran derrière le comptoir. Il tuait ainsi le temps entre les visites des clients.
Alors, plus besoin de lire les critiques main- tenant ? lui avait lancé Allan avec un clin d’œil.
Christophe le savait : il ne changerait pour rien au monde son habitude de lire chaque jour un jour- nal comme s’il défiait ses parents.
Non. Ça va compléter le journal, c’est tout.
Cet écran était pour lui une deuxième vitrine, un jeu de poupées russes assez grand pour en découvrir les entrailles. De loin, lorsqu’il arrivait au travail, il apercevait l’enseigne lumineuse du magasin, la pho- tographie retravaillée de l’acteur Rudolph Valentino de profil, le regard plongeant sur la rue. Puis la vitrine, les premiers coffrets empilés sur plusieurs niveaux. Le carillon de la porte. Se faufiler parmi les dédales géométriques de la marchandise. Prendre place derrière le comptoir. Allumer l’écran et se lais- ser emporter. Dialogues et musique n’étaient que murmures, car il ne voulait pas déranger les clients. Images et couleurs n’étaient qu’appâts aux douceurs trompeuses, mais si fortes qu’il ne pouvait s’en passer. Christophe aimait entasser de chaque côté du comptoir toutes les nouveautés et les commandes au fur et à mesure de leur arrivée. Deux colonnes rectangulaires, dont la hauteur variait selon les semaines, se dressaient à ses côtés lorsqu’il régnait sur le magasin. Debout, la tête inclinée comme le grand Rudolph en devanture pour mieux voir son petit écran, il lui arrivait furtivement de lever les yeux. Il percevait alors aux frontières de son champ visuel ces boîtes de DVD amoncelées qui délimi- taient un espace un peu plus grand. Et puis, à quelques mètres, l’angle s’élargissait de l’arrière de la vitrine vers l’agitation de la rue. Cette perspec- tive était pour Christophe source d’équilibre, un chemin à parcourir du regard, une muraille qui le protégeait du monde. Il tournait à nouveau la tête puis, goulûment, avec l’application d’un malade qui sûr de guérir ingurgite son médicament, il poursuivait le visionnement du film.
Il était arrivé plus tôt ce matin-là. Il était ner- veux. Sa main trembla lorsqu’il appuya sur le bou- ton. Il faillit renverser la pile de DVD à sa gauche lorsqu’Allan entra dans la boutique. Il dut s’y reprendre à deux fois pour ouvrir les colis des der- nières commandes. Il s’était pourtant préparé depuis des semaines, mais rien n’y avait fait. Approcher du but, sentir qu’il allait vaincre après toutes ces années, agissait sournoisement sur son corps. Sa vue se troubla. Dehors, les voitures allaient et venaient comme ralenties par un épais brouillard. Tous les sons qu’il percevait étaient étouffés. Les mouvements mêmes d’Allan qui clas- sait les factures semblaient entravés par des poids invisibles.
Plusieurs commandes ont du retard. On s’est engagés à livrer cette semaine. J’aimerais donc que tu…
C’était plus fort que lui. Cette boutique, la voix d’Allan, la certitude d’une victoire à portée de mains enveloppaient les choses, les gestes et les mots d’une vapeur douce. Christophe entendait, mais n’écoutait pas. Les phrases avaient un sens, mais tout ce qu’il voyait s’apparentait à un monde dont il s’éloignait.
J’aimerais donc que tu leur téléphones. Ce sont nos meilleurs clients. Tu trouves une excuse n’importe quoi, mais surtout…
Les voitures étaient de plus en plus nombreuses et encombraient sa vitrine. Il regardait son patron, mais l’image était floue. Il percevait une agitation nouvelle dans la rue. Des inconnus pressaient le pas.
— 10 —
… Mais surtout, tu dois leur faire com- prendre que nous ne les avons pas oubliés. Je ne veux pas qu’ils nous lâchent par impatience et qu’ils…
Les unes derrière les autres, les voitures étaient de plus en plus lentes. Bientôt, elles n’avanceraient plus et toute la ville serait obstruée.
… Et qu’ils aillent dans une grande surface et qu’on ne les revoie plus ! On ne peut pas se le per- mettre, tu comprends ?
Tous les véhicules étaient maintenant immo- biles. Des gens couraient et d’autres, pétrifiés, regardaient dans la même direction. Certains criaient et pointaient du doigt quelque chose.
Allan regardait avec méfiance. Il se demandait si Christophe avait compris ce qu’il devait faire. Il vit que, par de brefs mouvements de l’œil, son employé cherchait à découvrir ce qu’il y avait der- rière son dos. Allan se retourna.
Nom de Dieu, mais qu’est-ce que c’est… ?
Les automobilistes quittaient leur voiture en courant. Les passants affolés se cachaient des deux mains le bas du visage. Allan, irrémédiablement attiré, avança vers la porte puis, d’un bond, se pré- cipita hors de la boutique.
C’est à ce moment-là que Christophe le vit. Épais et gras. Crasseux. Un nuage de fumée vis- queuse. Il envahissait la rue. Dehors, les cris redou- blaient. Christophe battit des paupières. La puan- teur atteignait maintenant la boutique. Sur sa lancée, Allan n’avait pas refermé la porte.
Christophe se passa la main dans les cheveux. Aucune goutte de sueur. Il plaça délicatement le
DVD dans le lecteur et, comme chaque matin, visionna le film qu’il avait sélectionné la veille.
2
AU M I L I E U de la cohue, Allan cherchait à
savoir d’où venait cette fumée. On entendait déjà au loin le sifflement des premières sirènes. La gorge lui piquait et il ne pouvait retenir ses larmes. Sou- dain, il s’immobilisa et, malgré l’atmosphère viciée, ouvrit grand la bouche. Tout le haut de la rue avait disparu derrière un nuage grisâtre qui, par instants et selon le caprice des flammes, était rayé de jaune.
À son tour, il se fit bousculer par la foule. Après un mouvement de panique, elle cédait au charme du feu et à l’attrait de la catastrophe. Les premiers pompiers arrivés sur place déroulaient au travers de la rue de longues bandes de plastique coloré. Allan sentit un coup sur l’épaule, puis un autre plus bas. Passé un mouvement de peur, les gens remontaient la rue, attirés en insectes par cette source lumi- neuse. Rien ne semblait pouvoir les arrêter et ils s’agglutinaient le long de ces barrières éphémères.
Allan se laissa entraîner vers l’immeuble en flammes. Son esprit était ailleurs, troublé. Com- ment allait-il lui dire ?
Il avait mal aux yeux. Le mouvement informe de la foule s’était figé. Les flammes ne tourbillon- naient plus. Seul un halo brillant dominait l’im- meuble, dressé en phare au cœur de cette tempête d’ombres et de cendres. Allan fit un pas en arrière et réussit à se mettre de côté. Il se dégageait de la masse petit à petit, comme on se débarrasse de vêtements sales. Il longea la façade tout en jetant des regards obliques sur ces visages inconnus, abê- tis par la curiosité. Malgré le brouhaha, il enten- dait le froissement de ses habits contre les murs crépis des maisons. Il rentra dans la boutique. Christophe, impassible, était derrière son comp- toir.
Tu devrais venir voir, c’est…
Allan jetait de brefs coups d’œil nerveux vers la rue et cherchait à nouveau le regard de Chris- tophe.
J’ai essayé, mais je suis resté sur le pas de la porte. À cause du monde.
Il avait répondu tout en fixant l’écran.
Viens !
Christophe hésita puis il appuya sur la touche pause. Il savait qu’il ne pouvait pas rester derrière son comptoir, indifférent à l’agitation qui s’était emparée de la rue. Il fit le tour et passa devant Allan d’un pas traînant.
Dehors, la foule s’était massée sur le haut de la rue. Plus aucun véhicule ne circulait. Toute la ville donnait l’impression d’être charmée par cet immense serpent de fumée. L’immeuble crachait par le toit des nuages rebondis que le vent défor- mait à peine. Les pompiers au bout de leur échelle
— 14 —
combattaient ce monstre difforme sans jamais pou- voir atteindre le cœur de la bête.
Soudain, il y eut un bruit sourd et toute la toi- ture s’ébranla pour laisser s’échapper par un pan des flammes en bourrasques. Christophe les vit alors. Égarés. Noirâtres. Ils prenaient les airs comme des corneilles affolées. Ils suivaient tout d’abord le monstre, léchaient ses flancs en montant à ses côtés, puis retombaient en oscillant avant de s’embraser à leur tour et mourir dans un petit éclat de lumière jaune. Les livres étaient tous là, amassés depuis tant d’années par ses parents dans des caisses et sur des étagères, et enfin libérés par le feu. Christophe sen- tit la joie l’envahir. Allan lui mit la main sur l’épaule.
Viens… tu ne peux rien faire.
L’un derrière l’autre, évitant les badauds, ils regagnèrent le Valentino. Était-ce l’espace confiné à nouveau retrouvé ? Le silence familier qui régnait entre les rayons avant l’ouverture de la boutique ? Ils avaient tout des clients indécis qu’ils croisaient chaque jour. Christophe regagna machinalement son comptoir. Allan s’approcha de lui.
Tu sais ce que tu vas faire ce soir ?
Christophe éteignit l’écran. Il se mit à empiler les commandes arrivées la veille, sans accorder la moindre attention à Allan.
Je ne sais pas. Il faut voir comment ça va évoluer, non ?
Évoluer ?
Allan avait crié. Depuis que l’incendie s’était déclaré, il n’en pouvait plus de l’apathie de son employé.
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Mais… c’est ton appartement qui brûle !
Je sais.
Et c’est tout l’effet que ça te fait ? Christophe le regarda sans même le défier.
Écoute, tu as traversé une période difficile, et…
Et quoi ?
Sans s’en apercevoir, il avait le geste de plus en plus brusque ; il faisait claquer chaque DVD sur la pile, dès qu’il en avait contrôlé le prix et le code- barres.
Rien. Laisse tomber !
Allan avait tourné la tête et observait la rue à travers la vitrine.
Tu fais comme tu veux. Voilà les clés de la boutique. Tu pourras dormir ce soir au sous-sol.
Même s’il en avait eu l’intention, Christophe n’aurait pas eu le temps de le remercier. Allan avait posé le trousseau sur le comptoir et s’était précipité dehors en claquant la porte avec violence.
Christophe posa la dernière commande avec délicatesse sur la pile, pour ne pas troubler le silence si précieux qu’il savourait désormais. Il humait cette atmosphère familière, cette solitude inespérée après le tumulte. Un parfum bienfaisant et purificateur. Il ferma les yeux.
Il revoyait son immeuble en haut de la rue, une bâtisse des années soixante qui épousait la courbe du carrefour. Au dernier étage, le petit trois-pièces de ses parents. Le toit était à peine plus haut que ceux du voisinage, mais pas assez pour voir autre chose que la ville. Ce matin-là, il s’était retourné une dernière fois avant de rejoindre le Valentino,
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mais personne ne voyait encore les premières flam- mes qui léchaient les murs intérieurs.
Christophe avait rouvert les yeux. Il s’avança vers la porte vitrée de la boutique et poussa le ver- rou. Il resta longtemps immobile, le front à quelques centimètres du verre. Il garnissait d’une tache de buée cette frontière invisible qui le sépa- rait de la rue. Il laissa la lumière du jour finissant effacer la scène de l’incendie. Les gens s’étaient dis- persés, car sous les lances des pompiers les flammes s’étaient recroquevillées derrière les murs. Elles avaient ainsi perdu les ors qui fascinaient tant la foule. Un brouillard blanchâtre s’échappait du toit. Seul le dernier étage avait été détruit. La charpente s’était écroulée. Il ne restait que des pans de murs, percés de fenêtres béantes et noires. Les voitures cir- culaient à nouveau même si le trafic était ralenti. Aux cris des passants, aux ordres brefs des pom- piers, avait succédé un bourdonnement rassurant : la rumeur de la ville.
Christophe sourit. Ce fut plutôt une grimace, celle qui suit une douleur, puis son visage se déten- dit. Quelle heure était-il ? Il faisait déjà nuit et une pluie fine donnait à la rue des nuances lisses et brillantes. Aucun client ne s’était manifesté durant la journée. Il se retourna et vit sa place vide entre ces colonnes de boîtes en plastique. Il frissonna. C’était depuis cet endroit qu’il avait perçu les pre- miers signes de la catastrophe. Une crainte diffuse l’envahit. Avait-il bien fait ?
Nerveux, il baissa les stores de la boutique et gagna le fond du magasin. Il y avait là, derrière un rideau froissé, un espace étroit, puis un escalier de
fer en colimaçon qui menait au sous-sol. Allan uti- lisait cette pièce comme débarras. Il descendit. Des cartons entassés, de vieilles commandes de DVD oubliées de tous, une imprimante d’un autre âge, un ventilateur qui depuis de nombreux étés ne fonctionnait plus. Des cartons encore et, près d’un petit lavabo, un matelas sur le sol en béton.
Tout habillé, Christophe se coucha et éteignit la lumière. Il ne percevait que quelques sons feutrés que l’épaisseur des murs rendait anonymes. Il s’en- roula dans la couverture et y enfouit la tête, comme il le faisait depuis qu’il était enfant.
3
DE S B R U I T S étouffés. Il s’en souvenait
maintenant. Il avait passé la nuit dans le sous-sol du Valentino. Chez lui, tout avait été détruit par les flammes, noirci puis délavé par des trombes d’eau.
Un plafond de béton sale, granuleux. À nou- veau ces bruits. Des coups qu’on eût dits portés sur une timbale remplie de liquide. Aucun rêve ni même l’impression de s’être reposé. Il avait pour- tant dormi d’une traite.
Une sensation absurde en bouche. Les saveurs épaisses d’un repas trop riche. Il n’avait rien avalé depuis la veille.
Les bruits redoublaient. Il perçut même des cris. Il se leva et prit rapidement l’escalier de fer qui menait à la boutique. Les images dansaient devant ses yeux et il voyait les milliers de boîtes de film se dresser sur son chemin, difformes dans la lumière du matin. Il s’était levé beaucoup trop vite et titu- bait comme un ivrogne, cherchant vainement des appuis dans le vide qui l’entourait. Christophe vit les ombres de deux personnes debout sur le trottoir. Il reconnut Allan. L’autre, bien plus grand, frappait
du plat de la main contre la vitrine et scrutait l’in- térieur du Valentino.
Christophe avait retrouvé son équilibre, mais ses mains tremblaient lorsqu’il ouvrit la porte. Les deux hommes s’engouffrèrent dans la boutique. Un nuage humide, chargé des relents de la veille, les enveloppa. Un mélange de bitume mouillé, de cendres froides et de plastique fondu.
Et bien, on peut dire que tu as le sommeil lourd ! Ça fait un quart d’heure qu’on t’appelle !
Christophe ne comprenait rien. Ses yeux allaient de l’un à l’autre.
J’ai oublié les clés du magasin, hier en par- tant. C’est pour ça que…
L’autre homme avait fait quelques pas et obser- vait l’intérieur, méthodiquement, comme s’il avait eu à calculer les dimensions et le volume de la pièce.
Je te présente Monsieur… comment déjà ?
Genin.
Allan fixa son employé et, sur un ton de reproche, insista :
Je te présente l’inspecteur Genin. Il veut te parler.
C’est bien vous qui habitez au numéro 2 de la rue Neuve ? Vous y habitez depuis long- temps ?
J’y suis né.
L’inspecteur Genin sembla amusé et fit en silence quelques pas vers la vitrine.
Écoutez, dit Allan, je ne sais pas ce que vous cherchez, mais…
Merci, coupa l’inspecteur, mais c’est…
… c’est moi qui pose les questions, poursui- vit Christophe.
Il n’avait pas pu s’en empêcher. Cette lenteur dans les gestes, cette manière nonchalante de feindre l’indifférence tout en analysant chaque détail. L’inspecteur Genin devait regarder souvent des films en lien avec sa profession.
Comme vous semblez bien connaître la chose, monsieur Doinet, vous allez me suivre sans histoire et nous pourrons poursuivre cette conversa- tion dans mon bureau.
Il tendit la main vers la porte en indiquant la direction à suivre. Christophe, sans un mot, passa devant Allan. Il prit sa veste et sortit du Valentino. Christophe fixait le trottoir. Il regrettait sa phrase malheureuse, mais savait que cela devait se passer ainsi. Il n’avait d’ailleurs pas imaginé autre chose lorsque, la veille, il avait quitté son appartement. Il suivit l’inspecteur. Un collègue de Genin les atten- dait au volant d’une voiture banalisée. Il monta docilement à l’arrière.
L’inspecteur démarra aussitôt. Ils remontèrent la rue et passèrent devant son immeuble maculé de suie et d’eau. Christophe leva les yeux. Une masse jaunâtre, un colosse décapité. Un monument. Une stèle marquant l’essentiel de sa vie jusqu’à ce jour.
Les images défilaient derrière la vitre de la voi- ture. Il voyait le monde qu’il avait connu s’éloigner avec la douceur de tendres adieux, et le seul verrou des portières, ce tintement métallique, avait tranché le dernier fil qui le retenait en ces lieux. Les sons qu’il entendait, ce bourdonnement de la ville, mêlé aux sifflements du moteur, étaient étouffés et distants.
— 21 —
Durant tout le trajet, il s’était senti en sécurité.
La voiture ralentit et obliqua à droite.
Voilà, dit l’inspecter Genin. Le voyage n’a pas été trop long.
Ce mot. Il aurait pu crier quand on lui ouvrit la portière. Il sortit d’un bond du véhicule et faillit trébucher. Voyage. Il ne pouvait plus supporter ce terme.
Suivez-moi, monsieur Doinet ! Toi, va garer la voiture !
Ils entrèrent dans l’hôtel de police. L’inspec- teur emmena Christophe dans une pièce assez vaste, où seul un des quatre bureaux semblait occupé.
Asseyez-vous !
Voyage. Tout était réduit à ce seul mot. Chris- tophe avait depuis longtemps épuisé toute sa mélo- die à force de le répéter dans sa tête ou à haute voix. Ou plutôt…
Bon, on ne va pas perdre de temps et je vais vous dire pourquoi vous êtes là.
Voyage. Il y avait les mots « voie », « âge » et ce son aigu, unique trait d’union qui maintenait les deux ensemble.
L’incendie de votre immeuble est criminel. L’origine du feu vient d’une masse de papier ou de carton entassé dans votre appartement…
Voyage : déplacement où l’on parcourt un chemin plus ou moins long pour aller dans une autre ville, un autre pays. Christophe avait pourtant épluché tous les dictionnaires. Chemin qu’on fait pour aller d’un lieu à un autre qui est éloigné. Aucune explication ne semblait convenir.
Pardon ?
Christophe sursauta. Il avait dû prononcer à haute voix cette dernière définition. L’inspecteur fit une moue agacée et poursuivit.
Cette masse de papier dont nous avons retrouvé quelques restes calcinés sentait encore un liquide inflammable, selon les pompiers.
Voir du pays. Parcourir le monde. Christophe avait consacré de longues heures à noter ces expres- sions dans un cahier. Enfant, il traçait en majus- cules de couleurs le mot « voyage » au centre d’une page, puis en tous sens, comme les pattes d’un insecte, il écrivait à n’en plus finir le même mot autour de ce « voyage » multicolore. Mais cette petite bête restait toujours immobile et ne quittait jamais la page.
Je vous parle, monsieur Doinet ! Je vous ai posé une question !
Ce visage. L’inspecteur tentait par tous les moyens de se donner une mine de circonstance, mêlant autorité et compétence. Il laissait le temps s’écouler entre chacune de ses phrases, le silence étant supposé être un allié de
poids durant l’interrogatoire. Christophe ne pouvait s’em-
pêcher de le fixer sans pour autant prêter la moindre attention à ses propos. Cette somme de mimiques ridicules qui se succédaient de manière lente et rythmée lui rappelait quelqu’un d’autre. Un visage maquillé. Il savait exactement où il l’avait déjà vu. À Barcelone. Avec ses parents.
*
Ils remontent à pied depuis le port le long de La Rambla. Christophe a une dizaine d’années. Il observe émerveillé ces artistes de rue. Des jongleurs qui lâchent souvent quilles et balles, des Toutan- khamon dorés, des Mozart argentés parfaitement immobiles sur leur piédestal, attendant que leur gobelet tinte d’une piécette jetée par un touriste. Les Doinet poursuivent ensemble la promenade dans la vieille ville. Ils se perdent dans un entrelacs de ruelles puis, aveuglés par la lumière, arrivent devant la cathédrale. Christophe lâche la main de sa mère et court. Le spectacle est fascinant. Un vieil homme est grimé en clown. Une étrange combinai- son de maquillage tenant de l’Auguste et de Char- lie Chaplin. Le soleil tape et, malgré sa casquette, Christophe doit cligner les yeux pour mieux le voir. Il a monté cinq ou six gradins avec des planches et les a recouvertes de morceaux d’étoffes et de velours râpé. Sur chacune d’elles, trônent des petits auto- mates qui se dandinent de droite à gauche ou tour- nent sur eux-mêmes. Tous sont habillés comme le vieux clown. Un chapeau melon, un nez rouge, le visage blanc, une redingote et un gilet coloré. L’homme se tient derrière cet étal animé, haut per- ché sur une caisse. Il a dans une main un petit xylo- phone, un jouet d’enfant aux lamelles métalliques de teintes différentes. De l’autre, il tient une baguette. Il a des gants blancs très sales. De sous la caisse jaillit une musique aux notes éraillées, une sorte de valse folklorique. Il tape avec frénésie le rythme sur son instrument, en variant très peu les notes. Toutes les figurines s’agitent devant lui. Son
visage. Le maquillage cède sous la sueur. Le rouge qui entoure les lèvres s’étale en fines aiguilles sur la peau. Le fond de teint blanc se craquèle. L’homme a une respiration lourde, amplifiée par la cavité plastique de son faux nez en boule. Il lève parfois les yeux, mais il ne regarde personne. Il semble supplier une puissance invisible pour que sa propre musique s’arrête. Il grimace. Il tente de faire un tour sur lui-même et manque de tomber de sa caisse. Christophe se retourne et voit ses parents à un mètre de lui, contemplant en silence la même scène. Soudain, sa mère éclate de rire. Elle pointe du doigt ce clown grotesque et dit à son mari :
C’est tout toi, ça !
Christophe est assez grand pour distinguer dans ce rire une note de cruauté. Son père ne répond pas mais serre les mâchoires.
*
Christophe ouvrit les yeux. L’inspecteur Genin n’avait pas le teint enfariné du clown. Le rouge qui envahissait peu à peu son visage trahissait son impatience.
Monsieur Doinet, je vais vous poser une der- nière fois la question. Avez-vous mis le feu à votre appartement ? L’incendie, je vous l’ai dit, ne peut être que d’origine criminelle. La porte était ver- rouillée et…
Un an, je pense.
Pardon ?
Un an. Une année si vous voulez…
Vous vous moquez de moi ?
Il scrutait la face de l’inspecteur. Son masque de policier modèle se craquelait. Il perdait contenance. Christophe pensa qu’il n’arrivait plus à frapper les petites lamelles du xylophone et obtenir la note qu’il voulait. Il devait faire cesser ce numéro.
C’est un an de prison au minimum pour un incendie intentionnel, s’il y a eu un préjudice à autrui ou que cela a fait naître un danger collectif. C’est moi qui ai mis le feu à l’appartement !
Christophe se lança dans un récit détaillé. Il ne dit rien cependant des raisons de son acte, malgré les questions insistantes de l’inspecteur. Il ne parla pas non plus de la mort de ses parents quelques mois avant l’incendie.
4
CH R I S T O P H E détestait cette salle. Elle était
trop lumineuse. Trois grandes fenêtres donnaient sur la cour et, malgré les grillages, laissaient passer avec générosité la clarté du jour. Il suffisait de lever les yeux vers ces larges ouvertures pour que la muraille grise apparût plus épaisse. Il s’était réjoui à l’idée d’être coupé des autres, mais ces rayons qui traversaient tout l’espace instillaient le goût amer d’horizons inaccessibles.
Tout semblait à nouveau possible dans cette pièce : les uns s’animaient, tremblaient, pleuraient, d’autres en revanche, engourdis, choisissaient le silence. Les frontières entre les cellules et la liberté étaient ici poreuses, floues, un assemblage inabouti entre les règles de la contrainte et les espoirs secrets de la délivrance. Cette incertitude entre deux mondes lui pesait. Il acceptait pourtant les visites au parloir d’Isabelle. Toutes les autres, il les avait refusées sans hésitation. Une voisine, quelques fidèles du Valentino. Allan. C’était peut-être la décision qui lui avait le plus coûté, car son patron avait toujours été d’une aide précieuse et lui avait
offert, hors de chez ses parents, ses premières heures de liberté. Il avait décidé qu’il avancerait sans se laisser aller à la faiblesse d’un regret.
Isabelle. Il lui devait tout. Elle n’était jamais loin et veillait constamment sur lui. C’est auprès d’elle qu’il s’était endormi le plus souvent lorsque ses parents sortaient ou travaillaient tard. Quelques jeux. Une histoire qu’elle lisait en cachette, rien que pour lui. Elle était devenue l’amie fidèle du couple, prête à venir s’occuper de Christophe à la moindre occasion. Elle ne travaillait presque plus maintenant. Elle était malade.
Alors, Isa, comment vas-tu ?
Isabelle venait à la prison une fois par mois, le samedi, toujours à la même heure. Elle s’asseyait systématiquement sous la fenêtre. Par beau temps, un rectangle de lumière jaune, constellé de grains de poussière, frôlait leur tête et les plongeait sous un auvent d’ombres. Christophe s’en accommodait, car ainsi il ne distinguait pas les rayons qui venaient de l’extérieur.
Ça va… plutôt bien. Tu sais, c’est ma der- nière visite aujourd’hui.
Comment ça, la dernière ?
Isabelle lui tapota la main et, à ce seul geste, il sentit le poids apaisant des milliers d’heures passées ensemble quand elle s’occupait de lui.
Tu sors dans deux semaines. La prochaine fois que nous nous verrons, ce sera chez moi ou chez…
Tu allais dire « chez toi »?
Une pointe d’agressivité dans le ton. Isabelle se sentit gênée. C’est bien ce qu’elle avait envie de lui
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dire : « Après, on se verra chez toi. » Un retour à une vie normale, le signe tangible qu’après tant de mal- heurs, il aurait décidé de vivre à défaut d’oublier.
Christophe…
Elle ne trouvait plus ses mots. Elle plongea ses yeux dans les siens puis elle leva les mains et les fit tournoyer dans la lumière en une danse gra- cieuse. Les cercles qu’elle traçait au-dessus de sa tête annonçaient tant un désir de gifles que de caresses. Pour la première fois, Christophe fut touché. Il voyait le seul être qu’il aimait, capable de saisir cette lumière extérieure qu’il redoutait. Isabelle la faisait virevolter comme une pierre de fronde.
Je sais ce que tu penses, Isa. Je te promets d’y réfléchir. Mais il me faut un peu de temps.
Isabelle partit d’un rire aigre. Il comprit immé- diatement son erreur.
Du temps, tu sais très bien que je n’en ai pas !
Je suis désolé…
Elle ne répondit rien, mais elle s’était appuyée sur le dossier de sa chaise, en retrait dans le demi- jour. Elle alluma une cigarette. Ses mains trem- blaient.
Tu ne devrais pas fumer.
Tu es gentil de me dire ça, mais fiche-moi la paix… ou montre-moi autrement que tu tiens un peu à moi !
Christophe pinça les lèvres. Il ne voulait en aucun cas lui faire de mal. Il hésita.
Je… je ne vais pas tout de suite reprendre un appartement.
Tu as raison, dans le métro ou sous un pont, c’est idéal pour un nouveau départ !
Isabelle avait tapé sur la table et élevé la voix. Le ronronnement des conversations des autres déte- nus s’était arrêté net et un silence compact s’était imposé. Une première tête se détourna. Un mur- mure reprit et le bruissement des voix indistinctes conquit à nouveau le parloir.
Isabelle ne l’avait pas quitté des yeux et se pencha vers lui. Elle tira une profonde bouffée et sa cigarette se dressa comme un index incandes- cent.
Écoute, Isa, je t’assure que ça va aller. J’ai trouvé un travail et je serai logé. Ce ne sera pas très grand, une simple chambre, mais au moins j’aurais quelques semaines devant moi pour savoir ce que je veux faire.
Isabelle écoutait, incrédule.
Tu sais très bien qu’à part moi, tu n’as plus personne.
Cette voix. Si douce à entendre. L’écho des contes de son enfance, ce chant savoureux qui s’éle- vait avant qu’il ne s’endormît dans sa chambre. Il posa une main sur l’avant-bras d’Isabelle et serra fort.
Je sais… merci ! Je ne te le dirai jamais assez.
Isabelle battit du mieux qu’elle put les pau- pières pour refouler sa première larme. Christophe se leva et lui caressa la joue du dos de la main. Il faillit lui demander quand commençait son traite- ment, mais il se tut.
Tu dois y aller ?
Déjà, le gardien déverrouillait la porte et ouvrait les deux battants pour laisser passer le défilé des détenus.
Tu n’as pas besoin de venir le jour de ma sor- tie. Je te ferai signe dès que je serai installé.
Isabelle écrasa sa cigarette et lui fit un petit signe de la main. Christophe rejoignit les autres prisonniers. Dans deux semaines, il serait libre après une petite année passée entre ces murs. Per- sonne n’avait jamais rien soupçonné après la dispa- rition de ses parents.
Quatorze. Le numéro de sa cellule. Le gardien procéda pour la énième fois à la même manœuvre, consistant à enfermer chaque prisonnier au bon endroit avant l’appel du soir. Christophe fit un seul pas en avant, franchissant ainsi le seuil de son
« entre-deux-mondes ». C’est ainsi qu’il avait bap- tisé sa cellule, une terre inconnue entre l’apparte- ment qu’il avait détruit et la vie à construire qui l’attendait après sa peine. Un seul pas à l’intérieur et il restait immobile jusqu’à sentir sur sa nuque le souffle de la lourde porte qui se refermait. La prison était pour lui une faveur qu’on lui avait accordée : tout oublier durant une année.
Alors, toujours à parler à ta vieille amou- reuse ?
Mirko était étendu sur le lit du bas, une ciga- rette entre les lèvres, le regard perdu vers le som- mier de Christophe. Il ne recevait jamais de visite mais venait souvent au parloir. Un privilège qu’il achetait aux gardiens. Assis de côté, il fumait et observait.
Ta gueule, Mirko ! T’es jaloux ?
Christophe n’avait pas encore bougé. Soudain, en deux pas souples et rapides, il prit son élan et sauta sur sa couchette.
Nom de Dieu, je te l’ai déjà dit ! Tu vas tout faire péter et m’aplatir !
Bientôt, tu regretteras de ne plus me voir !
Il ravala aussitôt ses paroles. Il y avait une chose dont on ne parlait jamais à la légère entre ces murs : la peine des uns et des autres. Il fixa Mirko.
Excuse-moi… je n’ai pas voulu…
Je sais, je sais. Fous-moi la paix maintenant !
Il sortit de sa poche le paquet de cigarettes qu’il lui restait et le lança sur la couchette comme dédommagement. Mirko ne dit rien. Il avait accepté le geste. L’affaire était donc réglée.
Christophe regarda le mur le long de son lit. Deux dessins au feutre noir. Il avait reporté sur des feuilles blanches les plans et dimensions de son ancien appartement. À côté, en plus grand malgré l’étroitesse des lieux, il avait reproduit l’univers de sa cellule avec l’emplacement de chaque objet. Un peu plus loin sur le même pan de mur, il avait fixé une troisième feuille blanche. Immaculée. Il aimait ainsi contempler ces trois étapes de sa vie. Il était né dans cet appartement réduit en cendres. Et puis il y avait eu la prison.
*
Christophe répond du mieux qu’il peut à toutes les questions du personnel pénitentiaire, allant de bureau en bureau avec ses quelques affaires. Oui, il est célibataire. Une peine de douze mois, c’est
exact. Incendie volontaire. Le rire d’un gardien, comme si ce motif est enfin matière à rompre les habitudes de la maison. Le tabac, d’accord, mais pas de drogue. Un deuxième sourire plus obscur, lors- qu’un autre gardien prononce d’une voix nasillarde :
La quatorze… avec Mirko !
Il suit le gardien qui sifflote entre ses dents. Un long couloir. Des portes grises numérotées. Le gar- dien s’arrête devant la quatorze et pousse violem- ment Christophe à l’intérieur. Sur la droite, deux lits superposés et… Ils sont quatre. L’un est étendu sur la couchette et fume paisiblement sans lui prê- ter la moindre attention. Le bruit de la porte résonne encore lorsque les trois autres s’emparent de lui et l’immobilisent. Il repense au sourire du gardien. Il n’y a rien à attendre de l’extérieur et tout va se jouer entre eux cinq dans ce rectangle exigu de béton. L’un des trois se met à le frapper. Une crampe diffuse déchire son ventre. Le visage ensuite. Christophe n’est plus capable de localiser la douleur. Un sifflement continu l’étourdit peu à peu. Le quatrième homme se lève de sa couchette et d’un simple mouvement de la main fait cesser les coups. Il écrase sa cigarette sur le sol, de la pointe de la semelle et avec une lenteur affectée. Il lui fait comprendre qu’il peut lui réserver le même sort, sans effort et selon son bon vouloir.
Moi, c’est Mirko. Alors, t’as mis le feu à un immeuble ?
Christophe hoche la tête. Plusieurs coups à nouveau.
C’est lâche. Pourquoi ?
L’erreur de reprendre son souffle et de ne pas répondre tout de suite. Il ne sait plus s’ils frappent au ventre ou à la tête. Les bruits s’estompent. Il vacille sur ses jambes et n’est retenu que par ces hommes qui ne disent rien. Mirko est debout en face de lui. Christophe tourne lentement la tête vers la fenêtre. Derrière les barreaux, il ne voit qu’un haut mur hérissé de fil de fer barbelé, puis la cime d’arbres sales. Plus loin, quelques immeubles et les pointes aiguës de dizaines d’antennes de télé- vision. Il s’entend alors prononcer les premiers mots.
Il fallait tout détruire… tout… alors le feu…
Durant son récit, il ne quitte pas la fenêtre des yeux. C’est un écran. Il n’est plus que cette voix commentant un film qu’il visionne dans sa tête. Lorsqu’il termine, il est assis sur la chaise. Les trois autres ont reculé et sont adossés au mur. Mirko reste debout les mains derrière le dos. Christophe a tout dit sans rien cacher. La douleur a agi sur son esprit comme un puissant sérum de vérité. Il s’at- tend à une nouvelle volée de coups et ferme les yeux. Un bruit de fer. Mirko a frappé la porte avec son briquet. Le gardien ouvre immédiatement et lance :
Vous en avez mis du temps les gars… Alors Doinet, content de l’accueil ?
Ta gueule, répond Mirko. Celui-là, on n’y touche pas, c’est compris ?
Le gardien acquiesce étonné. Il jette un œil sur sa montre puis passe la tête dans le couloir.
C’est bon. Vous pouvez y aller.
Les trois autres et le gardien sortent et refer- ment la porte. Mirko s’étend à nouveau sur sa cou- chette et allume une cigarette. Christophe se remet tant bien que mal. Il tousse. Tout s’est passé si vite. Combien de temps a-t-il parlé ? Il sait qu’il a tout dit. Il prend ses quelques affaires et monte avec peine sur son lit. Mirko reste silencieux. Christophe mesure cette réalité nouvelle : quatre hommes connaissent son secret. Il sort de son sac une feuille et un feutre noir. Sa vue est troublée par les enflures de son visage. Il cligne des yeux et consacre toute son énergie à tracer le plan de sa cellule.
*
Tu sais quoi, Christophe ?
La voix de Mirko l’avait fait sursauter alors qu’il était plongé dans les souvenirs de sa première journée de prison.
Non ?
Christophe, surpris, restait étendu. Il était rare que Mirko prît la parole autrement que pour répondre à une question.
Je suis content que tu sortes. Tu le mérites. Mirko appuya sur la télécommande et alluma le poste de télévision fixé en hauteur dans l’angle du
mur.
Merci, Mirko.
Pourquoi l’avait-il épargné durant tout son séjour ? Il n’avait jamais osé lui poser la question. Christophe regarda les plans qu’il avait affichés au mur. Il plia avec soin la feuille blanche, puis celle où figurait sa cellule. La troisième, ces quelques
pièces en enfilade de cet appartement qui n’existait plus, il la déchira.
Derrière le mur d’enceinte qu’il apercevait au travers de la fenêtre, les arbres se laissaient flatter par le vent. Sur l’écran de télévision, une jeune femme parlait du temps qu’il allait faire. Elle était debout devant une carte géographique qu’elle ne voyait pas.