Chiara Meichtry-Gonet


Mathilde- sous-Gare

Roman



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B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R



CET OUVRAGE EST PUBLIÉ AVEC LAPPUI DE LA COMMISSION

CANTONALE VALAISANNE DES AFFAIRES CULTURELLES

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CET OUVRAGE A BÉNÉFICIÉ DUN SUSBIDE DE PUBLICATION ACCORDÉ PAR LA COMMUNE DE SION

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CET OUVRAGE EST PUBLIÉ AVEC LAPPUI DU CANTON DE VAUD


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« MATHILDE-SOUS-GARE», QUATRE CENT VINGT ET UNIÈME OUVRAGE PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,

A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JANINE GOUMAZ ET DE DANIELA SPRING

COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE COUVERTURE : PHOTO DE © VIOLA PINZI,

CUENTOS DESNUDOS, 2008, DÉTAIL

PHOTOGRAPHIE DE LAUTEUR : © PHILIPPE PACHE, LAUSANNE, DÉTAIL, 2018

PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,

À RIOM

(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)


ISBN 978-2-88241-459-5 TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH


À Olivier


PRÉAMBULE


U NE CIGARETTE posée à plat dans le

cendrier se consumait très lentement. Elle était assise sur un fauteuil de moleskine brune, tavelé d’années de retenue et d’attentes, d’années de larmes bues. Un verre presque carré faisait miroi- ter un liquide sombre. Son doigt l’effleura. Elle remit une mèche en place, se raidit, respira pro- fondément.

Elle toucha l’un de ses colliers. Fit jouer les perles d’argent. Elle se leva, prête. Sa valise aussi était prête, posée près de la fenêtre. Elle se retourna une dernière fois, ouvrit la porte et se jeta dans la rue. Son pas très léger ne résonnait pas. Elle disparut sans laisser de traces.

Un carnet était resté sur la table. Son fils, en rentrant, le trouva. Et les larmes qu’il devait y déverser chaque soir l’imprégnèrent au point que les lignes devinrent illisibles. Mais il savait tout ce qu’il contenait. Il répétait chaque soir ces phrases manuscrites et s’en fit un linceul qu’il porta avec lui. Rien ne fut perdu. Pas une seule lettre. Pas un seul espace vide.


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Il respirait avec ces mots : ils devinrent son propre langage. Sa mère s’était tue, il lui survivrait. Et le silence dans lequel il se lova ne fut qu’un masque. Pas une seule question ne lui trouait l’esprit. Pas un seul reproche. Il avait tout ce dont il avait besoin : elle lui avait laissé sa propre vie en souvenir et il fut l’héritier de sa souffrance, le dépositaire du vide et de l’absence, de l’espoir, aussi.

L’indifférence dont il fut l’objet le laissa froid : chaque soir, les mots de sa mère venaient à son secours et l’étreignaient comme quand, petit, elle le bordait. Du tableau noir de sa salle de classe au bureau qu’il partageait avec deux plantes asthmatiques, il voguait. Tranquille.

Il traversa l’espace de sa vie ; rangea, un soir, toutes ses affaires en petits tas soignés. Remis en place le temps et posa sur la table un nouveau carnet.

Les mots de sa mère, ses silences à lui, et l’univers à portée de main.


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PREMIÈRE PA RT I E


CHAPITRE I


«P ANINI , bibite, cocacoola… » Le type

sur le quai tirait son chariot. Curieusement, des fenêtres à moitié ouvertes des wagons alignés, des mains se tendirent. Des billets de cinq mille, dix mille lires apparurent. « Ei amico ! » Suant et luisant, le type tirait toujours son chariot. Son tablier tachait la pénombre de la gare.

Empilés dans un compartiment, sept jeunes gens se réveillèrent. L’odeur du matin du Sud. Le soleil qui arrivait et dorait tout. Un cyprès au loin, donnait le signal. « Panini, bibite, cocacooola… »

« Café ! » hurla l’estomac de Mathilde. Son œil contempla l’endroit. Elle était étendue entre deux paires de genoux. Gesualdo et Icaro. Deux Siciliens rencontrés sur le bateau qu’empruntait le train pour franchir le détroit de Messine. Mathilde avait quitté son siège et son compar- timent, où trônait un vieux couple rond et huilé de la graisse d’un casse-croûte effiloché frénéti- quement, pour fumer sur le pont.

Elle quittait les orangers en fleurs de Donnalucata. Une dernière embrassade et son


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amie Anna l’avait laissée dans le train. Mathilde devait rentrer chez elle. Tout là-haut, tout au Nord.

Sur le pont du ferry rocailleux, elle avait trouvé un espace libre et s’assit dans la nuit naissante. Sous ses doigts, les rambardes rugueuses collaient, lambrissées d’embruns. La Sicile disparaissait lentement. Les odeurs aussi. Elle pensa à Ulysse. La mer violette. La fumée de la cigarette l’enveloppa. Elle continuait de se répéter ces vers d’un autre monde : « Chante, ô Muse, la colère d’Achille… »

En fait, elle les murmurait et se prit à tenter la scansion. Ce rythme terrifiant qui, si bien, rendait et le fracas de la bataille et le claquement glacé des attentes. La mer violette, oui.

Elle pensait à Anna aussi. À ces jours passés au bord de la mer, à regarder les vagues mourir, à manger d’affreuses brioches à la glace. À se promener aussi, avec deux chaperons et le petit frère. À hurler d’envie de liberté, à hurler dans le silence de la sieste, sous cette cape écrasante de chaleur et de conventions.

Même la grand-mère, assise sur le perron, tournait le dos à la rue. Ne pas montrer son ouvrage. Petite femme ronde et noire, forte et douce. Avec cet œil de mer et de lenteur, cet œil d’il y a longtemps. De ce temps où, dans l’assiette, il n’y avait que des oignons et du pain. Et qu’on voyait sa mère courbée, infiniment lasse, infiniment éteinte. Le rosaire tinte et le regard est


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terrible quand Anna sort en robe rouge. Et cette Mathilde qui porte le même jean depuis deux semaines…

Mathilde adorait son jean. Noir-gris, il bâillait aux genoux et portait toutes les marques de tous les vins bus, de toutes les Terres visitées. Dix-sept ans.

Dix-sept ans, un jean, une chemise noire, des cheveux plats et une somme de colliers, des bagues à chaque doigt. Chacune une histoire, chacune un souvenir. Pas de lunettes noires, encore, mais le cercle violet de l’insomnie.

Marina Tsvetaïeva était vivante et elles, Anna et Mathilde, sentaient sa présence dans leurs conversations. Anna. Anna, petite, frivole et gaie. Ses yeux dorés faisaient se coucher les garçons. Anna, elle, ronronnait et se lamentait du vide de leur désir. Mathilde était arrivée dans sa vie au hasard d’une fugue plus ou moins organisée. Depuis, elles avaient pactisé à la vie à la mort et leur drôle de couple baladait son spleen de place en place, d’arbre en arbre, de banc en banc.

Mathilde fumait et ruminait sur le pont. Elle portait encore la chaleur de la plage et la saveur du poisson cuit dans des feuilles de citronnier. Elle sentait la brise dans ses cheveux et se laissait aller tranquillement. Elle aurait faim plus tard. Son sac était près d’elle, elle n’avait rien à craindre.

De l’escalier en face surgirent deux garçons. Magnifiques. Souples et longs, ils étirèrent leurs


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jambes félines en se frayant un passage sur le pont. Mathilde les observait. Ils lui rendirent son sourire. Leur dialecte était difficile à comprendre, mais ils firent un effort, passèrent à l’italien.

Et tous trois partagèrent leur papier à rouler. Les deux jeunes hommes allaient à Rome. Ils montaient en ville, la capitale. Dans la poche, ils n’avaient qu’un vague engagement sur un plateau. Pas grave, ils avaient de quoi rêver et rire…

Ensemble, ils retournèrent dans le train, à l’approche de la côte calabraise. Plus de place. Ils retrouvèrent les quatre amis de Gesualdo et Icaro, se mirent en quête d’un compartiment. Pas un espace libre, des militaires partout, qui posèrent leurs pattes sur Mathilde en passant. Leur souffle lui donna la nausée. Gesualdo s’interposa. Un début de rixe. Puis le tas de militaires se calma. Gesualdo était Sicilien, on lui laissa la fille. Mathilde détesta ce marchandage. Gesualdo en fut le premier dégoûté.

Mais ils passèrent et fuirent en première. De l’air, de l’espace. Ils s’éparpillèrent, dans le moelleux des compartiments vides. La nuit était avancée, le train s’arrêta. Normal. La « Freccia del Sud » était le pire tortillard du monde. Il ne marchait qu’en à-coups, frisant parfois, en quelques pointes, un honorable huitante kilo- mètres à l’heure, se déversant la plupart du temps le long des campagnes endormies en lentes bras- ses huileuses. Un vrai univers à lui tout seul, une


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nuit perpétuelle, étirée et chauffée à blanc. Les immigrés l’appelaient le train des soupirs, il n’était celui des vacances qu’imprimé sur de vagues réclames.

Pour eux trois, c’était le train de la rencontre. Ils savaient qu’ils ne se reverraient plus et eurent cette nuit-là des dialogues éternels. Mathilde était entre eux deux. Chacun la réchauffait. Ils se couchèrent dans ce compartiment de première classe. Inadaptés comme des gamins qu’ils étaient, ils chuchotaient, de peur de réveiller de fantomatiques voisins.

Le train défilait, les rails allongeaient la nuit. L’aube devait les cueillir à Naples, terminus, mais tout cela était loin, encore. Ainsi, côte à côte, Mathilde sentait l’espace se dilater.

Main dans la main, elle au milieu, ils se montrèrent leurs rêves. Tout était beau et calme. Il semblait si simple de s’en approcher.

Gesualdo aimait les hommes, peut-être ou peut-être pas. Icaro était silencieux, mais son cœur battait et Mathilde sentait sa barbe rêche dans son cou. Ils fumaient les mêmes cigarettes roulées, se les passaient en silence, faisant de la fenêtre au-dessus d’eux l’écran de leur film. Oui, les deux garçons seraient acteurs, ils per- ceraient, c’est sûr. Ils avaient laissé derrière eux leurs mères, leurs pères taiseux, les oliviers et les collines d’une terre brûlée. Personne ne sem- blait mieux les saisir que Mathilde, cette inconnue.


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Mathilde, elle, se reposait. Elle leur récita tous les vers qu’elle connaissait, dans toutes ses langues. Ils jouèrent avec ces mots. Se firent des dessins sur la peau, observèrent leurs bras et leurs ventres. Découvraient avec Mathilde une blan- cheur éclatante. Finirent par se dire toutes les tendresses des adieux et n’engagèrent aucune pro- messe. Endormis finalement l’un sur l’autre com- me un tas de chatons, ils ne se réveillèrent pas quand un contrôleur passa.

Il renonça à les déplacer. Leurs respirations régulières étaient trop fraîches, trop simples. Il les regarda longuement. Pensa au temps de son enfance et leur laissa une couverture douce.

Ainsi encapuchonnés, ils ne sentirent même pas les quatre compagnons disséminés se rassem- bler dans ce wagon suspendu. Jusqu’au matin.

« Panini, bibite, coca cooola !!! »

Mathilde ne pouvait s’extraire de la douceur des deux corps masculins qui la protégeaient. Les autres regardaient leurs compagnons avec incrédulité. Un à un, ils défilèrent dans le couloir, apportèrent du café. Gesualdo, Icaro et Mathilde ne bougeaient toujours pas. Pourtant, il faut descendre. Le train pour Rome, sur l’autre quai, est presque prêt.

Enfin, ils relâchent leur étreinte. Ciao Mathil-

de.

Elle les accompagna le long du quai. Elle

avait prévu de rester à Naples quelques heures avant de rejoindre Milan, par le dernier convoi


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possible. Mathilde ne connaissait pas la ville, elle en avait fixé l’étape sur son parcours. Rien ne pressait.

Gesualdo, surtout, était presque triste. Il répétait : « C’est trop tard maintenant. » Icaro prit la main de son ami. Mathilde les trouva courageux. « Dans une autre vie, mes amis, mes cœurs, mes yeux. Respirez, soyez heureux, conti- nuez de rêver. Je suis là, pour toujours dans votre tête. Cette nuit, c’est la nôtre, la nôtre. Courez mes amis, Rome vous attend, je vous aime ! » Le train s’ébroua.

Et elle, Mathilde, elle resta là. Les dessins d’Icaro brillaient sur ses bras, magnifiques et sombres. Elle se dirigea vers un café ouvert. Le bar en zinc était lustré, bien sûr, et le garçon presque en livrée. Il lui prépara un café doux, couvert de mousse et lui offrit un croissant sucré, saupoudré de chocolat. Autour d’elle une sorte de halo ouaté s’épandait, disparaissant lentement.

Elle frissonna comme pour se réveiller défini- tivement. Mais quelque chose de cette nuit était resté près d’elle. L’âme qui parle à l’âme. Oui, elle avait déjà lu ça quelque part. Où ? Elle redessina sa bibliothèque en mémoire, mais n’y trouva pas la réponse. Pas grave, elle saurait bientôt. En attendant, elle paya son café et commença seulement à réaliser qu’il était près de huit heures et qu’une ville, encore indistincte, était prête à l’accueillir.


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Le bruit de Naples commençait à se frayer un chemin jusqu’à elle. Elle dut retenir son souffle tant la sensation était violente. Quel gouffre !

Sous les arcades fraîches de la gare, des taches de soleil éclaboussaient les premiers pressés. Mathilde les effleura à peine en cherchant un passage, elle observa son reflet dans une vitrine : son sac en bandoulière pendait comme une vieille chose. Elle avait tout du chien mouillé. Son œil tombait, son jean bâillait et ses cheveux collaient bêtement… Magnifique !

Elle laissa son bagage à la consigne : l’em- ployé fatigué le lança sur le tas de valises en attente. Un petit papier griffonné, mille lires pour la demi-journée. À tantôt Signorina !

Mathilde regarda encore un peu son amas de linge sale et de livres, se frotta les mains sur son jean et eut envie d’une douche. Elle formula l’hypothèse d’une chambre d’hôtel propre et l’oublia aussitôt. L’air autour d’elle était moite et l’étreignait, lui prenant la gorge. Dans les toilettes de la gare, troublées d’humidité javel- lisée, elle remit du noir sur ses paupières, respira profondément et sortit dans la lumière pleine de ce jour d’été irrémédiablement limpide.

La grande place grouillait, fourmilière humai- ne et animale, hiératique comme un éboulement, enchevêtrement de passions tues, d’élans arrêtés. Mathilde ne sut plus où aller. La chaleur du train avait disparu, elle se sentait nue et vulnérable. Elle marcha, très droite, dans de minuscules rues,


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toujours plus sombres, toujours plus tortueuses. Elle voulait voir la mer, ou trouver une colline, un refuge dans toute cette agitation.

Elle s’assit sur un escalier interminable. L’ombre des immeubles décrépis faisait comme un jeu de dames sur les marches. Mathilde se coucha sur le dos, elle regardait le ciel et se fichait des odeurs et des moiteurs qui l’assaillaient. Ses bras enroulés sous sa tête lui donnaient l’air d’une de ces saintes décorées et luisantes. Sa ceinture griffait son dos, elle fumait encore et essaya d’attraper deux ou trois mots au passage des nuages. Mélopée douce, elle eut envie de s’endormir. Écrasement de chaleur, écrasement des sens.

L’heure avançait, elle se réfugia dans une église quelconque, se perdit devant l’autel illuminé d’ex-voto, acheta des cartes postales et y mit les phrases qu’on attendait. Elle ne voulait plus du tout quitter cette beauté qu’elle avait entrevue, la douceur du train, les mots de ces âmes rencontrées, la joie des possibles. Son corps complètement vide ne lui pesait plus. Tant de fois, elle l’avait haï. Tant de fois, elle l’avait oublié. Le voilà qui lui appartenait de nouveau. Elle pouvait en disposer, le maîtriser, l’aimer un peu, aussi, peut-être.

Sa tête crissait. Elle baguenaudait, se laissa guider par les rues qui n’en finissaient pas de tourner. Quand enfin elle s’arrêta, elle ne recon- nut plus rien, incapable de se repérer, incapable de retrouver la direction de la gare.


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Un grand boulevard s’ouvrait devant elle, un arrêt de bus. Elle s’y posta, essaya de comprendre le sens, la direction, les horaires. Quelqu’un rit : elle pouvait attendre jusqu’au mois prochain, le bus ne passerait pas…

Va pour un taxi.

Mathilde entra dans un café, se fit appeler une voiture et l’attendit, pleine de son soleil, pleine de vie, pleine de rêves. Elle allait rentrer chez elle, recommencer sa vie, reprendre sa plume. Oui, la vie commençait, rien à signaler, pas de peurs, pas de gris. Les souvenirs étaient effacés, les cauche- mars aussi.


Le taxi arriva.


Mathilde sauta dans son train. Son jean était déchiré et ensanglanté. Sur ses bras, les hématomes formaient des halos jaunes que les dessins de Icaro ne pouvaient plus cacher.


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CHAPITRE II


D ES HEURES et des heures plus tard,

Mathilde retrouva les dalles grises de la gare de sa petite ville. Écrasée de sommeil, la rue principale déroulait sa ligne droite, coupant l’axe de la vallée. Mathilde se mit en marche. Tout son corps était dur, ses os craquaient, son sang séché

cartonnait tous ses pas. Personne ne l’attendait. Elle remonta la longue rue, tourna à droite,

longeant une place nue, stupidement en pente. Elle fit quelques pas dans une vieille ville qu’elle n’aimait pas encore. Comme toujours, elle passa sous la colonnade. Le café était encore ouvert. Elle regarda les visages connus, huma les odeurs de bière qui, déjà, la dégoûtèrent et se deman- da comment elle allait franchir le pas de por- te, comment, tout à l’heure, elle allait dire bonjour à sa mère.

Elle s’arrêta sous les colonnes finalement. Elle savait que cela pouvait durer longtemps. Elle savait aussi que, dans quelques heures, elle pour- rait contempler tous ces gens abrutis d’alcool et qu’elle, elle se posterait dans un coin, qu’elle


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hoquetterait et se verrait d’en haut, narquoise et dure. Oui, elle se laisserait aller : pas assez jolie pour être vue, trop pour qu’on la laisse seule. Le marché de la viande était ouvert. Prix de gros et rabais sur la marchandise. Plus jamais, elle ne monterait dans une voiture, plus jamais. Autant attendre ici que ses pieds aient envie de faire les six kilomètres la séparant de chez elle ou qu’il fasse assez jour pour qu’un bus passe.

La terrasse était pleine, elle entra dans le café. Le juke-box jaune tournait en boucle, lui donna envie de fumer, Bashung, évidemment, ou Thiéfaine, comme d’habitude. Mathilde posa un billet sur la table, le dernier qui restait dans sa poche. La serveuse comprit : vodka.

Mathilde buvait, méthodiquement. On se succéda à sa table. Le rythme imposé des toasts en fit chanceler d’aucuns. D’autres se perdaient dans des questions stupides. Alors tes vacances ? Et Anna ? et la mer ? Elle raconta ce qu’ils voulurent entendre : oui, des fêtes, oui de la musique et mê- me quelques pastilles.

Mathilde s’ennuyait, alors elle but encore. Elle tenta de faire ce qu’elle faisait en pareille circonstance : chercher les mots et leur musique. Rien. Le trou noir. Elle essaya avec les livres. Juste un ? Non, rien. Rien de rien. Le vide se fit, elle commença à sentir la peur. Elle se sentit tomber. Ce n’était pas l’alcool, non. C’était autre chose. L’alcool, elle connaissait. Mais ça, c’était nouveau. Le vide. Du vide partout autour d’elle et


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en elle. La sueur froide sur son corps lui faisait mal. «Gesualdo, Icaro, dove siete ? »

Mathilde sombra. Le temps de sa mémoire s’arrêta. Quelqu’un la soutint, on l’installa sur un banc. Son corps avait lâché, son esprit, lui, s’envola très haut. Oh, Mathilde, comment faire maintenant ? Ton ventre est vide, ton âme est noire, ton espoir est enterré.

De cette nuit, Mathilde ne garda que le goût de l’alcool. Elle avait perdu les autres sens, plus d’olfaction, plus de toucher. Sa peau était devenue de marbre et son nez ne l’aidait plus à rêver en technicolor. Bravement, elle s’enferma en elle- même. Mathilde oublia.

Le voile dans sa pupille n’était visible que pour ceux, qui, vraiment, la connaissaient. Anna, bien sûr, quand elles se revirent quelques mois plus tard. Mathilde ne dit rien, mais Anna com- prit tout. Anna le feu follet se rembrunit.

Elles continuèrent de se perdre dans leurs habituelles promenades dans les collines, juchées toutes les deux sur le vélomoteur crachotant. Un jour, elles se retrouvèrent dans cette étrange église bombardée puis abandonnée, sans toit, et où l’herbe avait tous ses quartiers. L’endroit était nu, aride, follement isolé. Anna et Mathilde aimaient se coucher sur l’autel broussailleux et compter les nuages à travers les fenêtres devenues comme des portes du ciel. Un arbre avait poussé au milieu de la nef et déployait son faîte en rempart à la pluie fine du printemps.


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Anna avait décidé que le temps était venu. Elle avait préparé quantité de feuilles et de fleurs, d’objets divers, de lettres. Elles enfermèrent le tout dans un coffre de bois peint, après avoir nommé toute chose. Anna déblaya la terre sous l’autel et elles enterrèrent le coffret. La mémoire de Mathilde serait là, pour toujours. Poussière à venir, poussière à garder. Anna en était sûre, Mathilde saurait quoi faire de tout cela. Mais le moment était venu de vivre. De se quitter aussi.

Anna devint ce qu’elle voulut, éteignant volontairement l’or de son œil. Leur amitié subsista, mais elle fut la parenthèse de deux vies parallèles et dissemblables. Elles se télépho- naient, s’écrivaient, mais au téléphone, elles ne faisaient qu’écouter la respiration de l’autre. Et les lettres, elles firent place à des messages, puis à plus rien. Les respirations, seules, perdurèrent.

Mathilde remonta au Nord, encore une fois. Elle posa son sac devant la porte de sa mère. S’assit sur le perron. Elle avait jeté son jean. Elle portait désormais des choses très masculines, de vieux complets trois-pièces, ajourés de la chaîne que Gesualdo lui avait glissée dans la poche ce matin d’été. Elle laissait son corps disparaître derrière ces tissus drus. Elle s’était rasé les che- veux et ne se regardait plus dans la glace. Ce soir- là, sa chemise de flanelle noire dessinait un col haut et s’ouvrait sur ses colliers d’argent.

Mathilde avait dix-huit ans. Sa vieille âme était fatiguée. Mathilde le savait, elle avait perdu


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son être. Maintenant, elle allait écouter les histoires du monde et remplir tout son vide. Le vertige qu’elle ressentait à chaque pas n’était plus supportable. La bulle autour d’elle était trop compacte. Anna avait ouvert une brèche, il fallait laisser l’air passer.

Mathilde avait dix-huit ans. Elle ouvrit la porte de sa mère et entra. Le monde réel refit son apparition et elle décida d’y rester.


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CHAPITRE III


T AT U M tatum tatum tatum. De gare en

gare, de rail en rail. La vie de Mathilde se passait dans le train.

Un jour, elle grimpa dans le premier qui passa et s’en fut. Elle ne redescendit pas, ou alors pour changer de train. Quelque part, c’était toujours le même, toujours le premier.

Mathilde vendait des portraits de gares et de trains. Elle écoutait les gens, puis transcrivait leur histoire. Ses billets étaient publiés, discutés, suivis. Ils étaient signés, mais elle, elle n’existait pas. Elle se déplaçait constamment, brouillait les pistes.

Depuis des années, elle n’avait connu que des couchettes, des sleepings, des banquettes, des sièges extensibles. Elle mangeait dans les trains, se lavait dans les trains, faisait l’amour en passant et rencontrait les yeux des gens. Ses galeries de portraits faisaient maintenant une somme lourde. Mathilde avait presque trente ans. Le monde avait changé. Les wagons-lits disparaissaient et

les contrôleurs prenaient leur retraite.


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Des douanes avaient disparu, d’autres, diffi- ciles, s’étaient érigées. Son passeport rouge était en lambeaux et la photographie encore collée dessus avait le goût vague d’un autre siècle.

Aujourd’hui, Mathilde pouvait nommer et décrire toutes les gares d’Europe et d’Asie. Les Amériques lui étaient familières, l’Afrique moins. Mathilde avait disparu. La respiration de l’écri- ture avait remplacé son automatisme par l’habi- tude du portrait. Ce n’étaient pas ses mots, mais elle n’avait pas perdu, pas encore, le goût de transcrire ceux des autres.

Mathilde avait presque trente ans. Ce jour-là, dans le vague d’un entre deux gares, elle laissait courir son œil dans la forêt autour des rails. Elle ne se posait plus de questions.

Curieusement, tout à coup, le goût des brio- ches à la glace lui revint en bouche. Par-dessus, une nouvelle odeur apparut, surprenante. Depuis des années elle ne sentait plus rien, et là, subitement, une odeur brune et molle, feuilles mortes sur un lit de mélèzes. Mathilde fit le tour de l’odeur, cherchant une raison, une limite. Rien, l’odeur existait. C’est tout. La tasse en plastique d’un café fumant fondait lentement. Elle la posa sur la tablette et y fit distraitement tinter la touillette déjà courbe. Le café ne sentait rien. Mais les feuilles étaient toujours là. Quelque chose, très loin au fond de son être, s’était réveillé.

Le train freina, la touillette s’écrasa contre la vitre. Une gare anonyme. Un homme, jeune


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encore, entra dans le compartiment de Mathilde. Machinalement, elle croisa les jambes. Son pan- talon empesé dévoila très légèrement une cheville douce, gainée d’une de ces chaussettes de fil noir qu’elle aimait porter. L’homme s’assit. Il la regardait. Mathilde avait l’habitude. Elle ferait ce qu’elle faisait toujours : écouter.

Tout le monde avait quelque chose à raconter. Elle se sentait comme une sorte d’écrivain public et c’est comme ça qu’elle l’expliquait quand on lui posait la question. Elle ne volait rien aux gens. Elle leur donnait de la voix, donnait chair à leurs mots et les faisait exister. À côté d’elle gisaient toujours ses galeries de portraits. Elle les montrait en gage aux plus réticents, elle leur prouvait les choses : « Regarde, lui, il avait moins d’histoires à raconter. Et puis on ne se reverra jamais. »

L’homme, ce jour-là, l’intéressa. Elle sentit qu’il était différent. Il posa ses mains à plat sur ses cuisses, continuant à la dévisager. Le regard n’était pas désagréable. Mathilde se dit que cela ferait passer le temps. Une journée de plus. Une minute de gagnée.

Elle vit déjà son plaisir, elle vit comment cela finirait et se sentit triste. Peut-être que cet homme était malheureux, peut-être qu’il méritait mieux. Elle eut envie de le chasser. « Ne te frotte pas à des gens comme moi, tu as trop de choses à dire. Tu es beau et plein : je ne veux pas vider ta substance. »


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Le jeune homme ne partit pas. Lui aussi, il pensait. Il pensait et il voyait Mathilde s’agiter. Il la trouva très belle dans son costume. Elle lui rappelait vaguement quelque chose ou quelqu’un. Les colliers, peut-être. Ils étaient étranges et très beaux. Ils n’allaient pas du tout avec le reste de cette jeune femme déguisée en ombre. On les voyait briller dans sa nuit à elle. Il regarda ses mains. Elles étaient longues et couvertes de bagues, elles aussi étranges.

La jeune femme sortit un carnet, un stylo noir un peu cassé, mais très fin, à l’encre fluide. Son écriture était mesurée et se laissait guider par le rythme du train. Le stylo semblait en avoir l’habitude, il ne sautait pas, ne quittait le carnet qu’entre les mots ou pour appuyer un point. Le train n’avait sur elle aucune prise. Elle semblait en être un organe.

Mathilde avait repris son écriture machinale pour se donner une contenance. Cet homme était vraiment différent. Une sorte de mélodie douce emplit le wagon. Tout à coup, de la fenêtre du train, surgirent les lumières d’un lac immense. Mathilde frissonna. Les bleus de la mer, ceux particuliers, tourbillonnants, du détroit de Mes- sine, se frayèrent un passage dans sa mémoire. Était-ce possible ?

Elle regarda attentivement le jeune homme, le scruta tout à fait impoliment. Et, se rendant compte de l’incongruité de la chose, se mit à rire. Il lui rendit son sourire, heureux de cette forme


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d’intimité. Mathilde s’excusa, continuant de pouffer.

Le contrôleur, en impromptu, passa. Mathilde faisait la ligne avec lui depuis des années. Il savait les histoires et les portraits, et fit pétiller son œil en voyant Mathilde sourire. Il se dit que le jeune homme avait de la chance. Ah Mathilde ! Le contrôleur s’en fut, rassuré, paternel. Le silence retomba dans le compartiment. La mélodie douce que Mathilde avait perçue tout à l’heure revint. Inutile de parler. Elle prit la main du jeune homme et y écrivit son nom. Il lui prit son stylo, sa main et le reste.

En une nuit de train, Mathilde se raconta. Ce fut elle qui parla. Elle montra au jeune homme ses bras sur lesquels sa mémoire avait tatoué les dessins d’Icaro. Cela faisait des lignes de larmes, de belles cicatrices heureuses. Mathilde était calme, enfin. Elle respirait sur le cœur de quelqu’un et leurs souffles prirent le même rythme.

Au petit matin, Mathilde prit son sac et descendit du train. Le jeune homme la porta loin des quais et des rails. Il l’installa sur son vélo et ils remontèrent ensemble la longue avenue, tournè- rent à droite et s’arrêtèrent dans cette vieille ville qui maintenant serait la leur.

Mathilde monta les escaliers, s’assit dans le salon qui s’ouvrait devant elle et adopta la bibliothèque. Le nom sur la porte ne la fit même pas sursauter, Jean. Oui, voilà, ce serait ainsi.


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Jean, lui, essaya de rester calme, mais le gouffre qui s’ouvrait devant ses pieds le faisait vaciller. Mathilde, Mathilde, Mathilde.


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