Marcel Schüpbach
Instantanés
Récits
B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R
« INSTANTANÉS »,
QUATRE CENT DIX-HUITIÈME OUVRAGE PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,
A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE FRANÇOIS AUBIN,
DE JANINE GOUMAZ ET DE DANIELA SPRING MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE
PHOTOGRAPHIE DE COUVERTURE : © EMANUELLE DELLE PIANE PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : VANESSA CARDOSO, © 24 HEURES PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,
À RIOM
(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)
ISBN 978-2-88241-456-4 TOUS DROITS RÉSERVÉS
© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE
PRÉAMBULE
Happé très tôt par le cinéma
J’ai rêvé fictions scénarios comédiens mises en scène
Rêvé que le réalisateur pouvait tout maîtriser
Puis j’ai appris à regarder le monde Appris à capter la vraie vie
Il faut savoir se faire oublier Oser s’ouvrir à l’inconnu
Laisser venir les événements les émotions Accepter que les choses vous échappent Aimer les gens
C’est aussi cela être réalisateur
Cette suite d’instantanés Retrace cinquante ans de cinéma
Évoque les rencontres aventures échecs succès Qui ont fait du cinéaste que je voulais devenir La personne que je suis aujourd’hui
M. S.
Ni metteur en scène ni cinéaste. Oublie que tu fais un film.
ROBERT BRESSON
LES NOTES FIGURENT EN FIN DE VOLUME, PAGE 141
TOUTES LES PHOTOS SONT DE MARCEL SCHÜPBACH
OU BIEN TIRÉES DE SES FILMS
I
SAUVÉ PA R LE CINÉMA
J ’AI DIX - SEPT ANS , je suis dans le bureau
du directeur du Collège du Belvédère et je viens de dire non. Non je ne suis pas d’accord. Pas d’accord de jouer à pile ou face ma participation à la Semaine d’études cinématographiques de Leysin 1, un pri- vilège réservé au premier de classe, ce que je ne suis pas. J’ai réalisé un court métrage et je veux le présenter là-bas. Pas question de risquer d’être éli- miné. Face à mon obstination – je ne dis plus rien et concentre mon regard sur le bout de mes chaussures – le directeur finit par céder en partie. Plutôt que de jouer à pile ou face, nous couperons la poire en deux. Trois jours pour le premier de classe, deux jours pour moi. Ça me va.
Deux ans plus tôt, j’ai travaillé pendant les vacances à débarrasser les plateaux d’un self-service pour acheter une petite caméra 8mm 2. D’où me vient cette passion soudaine pour le cinéma ? Des séances de la Cinémathèque que je fréquente assi- dûment depuis que nous habitons Lausanne ? Peut- être. Il y a une autre raison, plus essentielle celle-là, qui remonte aux tout premiers mois de mon existence. Une drôle d’histoire…
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Mes parents sont tous deux francophones, origi- naires de La Chaux-de-Fonds, et résident depuis peu à Zurich où mon père a trouvé du travail. C’est là que je viens au monde. J’ai un frère, de trois ans et demi de plus que moi, qui va bientôt aller à l’école. «Avec les petits Suisses-totos ? » se demandent aussitôt mes parents. Leur réponse est sans appel. J’ai à peine quatre mois lorsque la famille rentre illico en Suisse romande. Quand plus tard je commence à parler, surprise : j’ai l’accent suisse allemand ! Au lieu de dire
« Bonjour Madame », je dis : « Ponchour Padame », et je fais rire la galerie. Par la suite, on me racontera souvent l’anecdote, et je m’en amuserai de bon cœur moi aussi. Mais à l’adolescence, ça ne rigole plus. Parler en public ou faire partie d’un groupe devient un véritable supplice. Je me renferme à double tour. Pour communiquer, il faut absolument que je trouve un autre langage : ce sera le cinéma.
Le court métrage que je présente à Leysin s’intitule Sans paroles, tout un symbole. Puis il y aura Murmure, Claire au pays du silence et, pour cou- ronner le tout, un premier long métrage de fiction presque sans dialogues, L’Allégement, qui s’inspire de l’esthétique du cinéma muet !
À l’époque, je ne suis nullement conscient de la signification de tout cela. Ce n’est qu’un quart de siècle plus tard, à la suite d’un travail personnel, que je réalise enfin ce que j’ai vécu enfant. Non, ce n’était pas drôle de faire rire tout le monde en balbutiant mes premiers mots. C’était même traumatisant. Je rends grâce au cinéma qui m’a donné le moyen de m’exprimer.
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II
MURMURE
UN AMI me prête sa Bolex à ressort. Une
caméra mythique, fabriquée en Suisse, qui a une autonomie de vingt-cinq secondes. Avant chaque prise de vue, il faut la remonter comme un réveille-matin. Je profite de l’été pour filmer en une semaine le portrait de mon grand-père maternel, retraité de l’horlogerie. Un brin cabotin à ses heures, c’est lui qui me l’a demandé. Il me fait même cadeau de la somme nécessaire pour acheter la pellicule inversible noir et blanc dont j’ai besoin. Une dizaine de bobines de trente mètres, de marque Ferrania, si je me souviens bien. Le tournage a lieu à La Chaux-de-Fonds, rue du Premier-Août, où mes grands-parents habitent avec leur fille cadette, ma tante Francine, un peu retardée mentalement suite à une naissance diffi- cile. À bientôt quarante ans elle passe ses journées à tricoter des essuie-mains et des lavettes en coton rivée au fauteuil du salon. Avec, aux pieds, son fidèle chien en peluche.
Dans la petite maison où ils vivent tous les trois, j’ai souvent passé mes vacances enfant. Je me rappelle que ma grand-mère me prenait à
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témoin des farces qu’elle faisait au grand-père. Un jour au jardin, elle façonne un ver de terre avec un caramel mou, fait mine de le trouver en grattant le sol et le gobe sous les yeux effarés de son mari ! Une autre fois, c’est un papillon multicolore qu’elle découpe sur un emballage de petits biscuits Kambly avant de le fixer habilement sur une fleur à l’aide d’une épingle. Le grand-père ne tarde pas à le découvrir. Avec la brise qui souffle, il est même persuadé l’avoir vu se poser. Tout excité, il m’appelle pour que je vienne admirer l’insecte sublime. J’accours aussitôt, attrape le papillon et… le froisse sous son nez. La tête de mon grand-père ! J’en ris encore.
À l’adolescence, je retourne fréquemment dans la maison, fasciné par les objets accumulés, accrochés aux murs de la cave au grenier, qui racontent la vie de mes grands-parents. Pour ce premier film en 16mm, je suis seul avec la caméra et quelques éclairages. Rien n’est prémédité. Je me laisse guider par mon instinct. Je choisis de filmer une série de scènes au fil des jours : une approche extérieure de la maison par le jardin ; des images fixes de chaque pièce en plan large, y compris la salle de bains et les toilettes ; ma tante descendant à son étrange manière l’esca- lier menant aux « chambrautes » ; mon grand-père s’occupant de sa collection de timbres ; la prépa- ration du repas du dimanche avec poulet rôti et absinthe en apéro ; mon grand-père repeignant la façade de la maison et les soupiraux de la cave ; ma grand-mère et ma tante tricotant au jardin près de
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la cabane à outils ; une sortie en voiture (une Austin avec conduite à droite !) dans les Franches- Montagnes à la recherche de champignons ; enfin un récapitulatif en plan serré de tous les objets de la maison. En fait, rien de bien palpitant sur le plan narratif. Nous assistons au quotidien d’une famille de retraités. L’originalité tient au lien de proximité qui existe entre le filmeur et les filmés, et au point de vue adopté. Une sorte d’empathie, d’amour pour les personnages, et, en parallèle, un regard au scalpel, sans concession, sur leur mode de vie repliés sur eux-mêmes.
De retour à Lausanne, je guette chaque matin avec angoisse et excitation le facteur qui doit me livrer la pellicule développée. Puis je m’attelle au montage, scène par scène, à l’aide d’une petite visionneuse à main et d’une colleuse que je suis allé emprunter en vélomoteur au Centre scolaire
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d’initiation au cinéma. Entre chaque séquence, j’insère quelques secondes de noir. Je sonorise enfin l’ensemble avec une musique que je viens de décou- vrir, les Gymnopédies d’Erik Satie 3. Le film dure quatorze minutes. Il est muet. Je décide de l’appeler Murmure, en référence à la vie qui s’écoule doucement, comme l’eau d’un ruisseau, au domi- cile de mes grands-parents.
Présenté aux Journées cinématographiques de Soleure, le film est remarqué. Un critique écrit 4 : « Murmure est le portrait d’un grand-père que le cinéaste définit par son environnement d’objets. Personnage vivant en vase clos, tran- quille, sans conscience de la réalité des autres. La caméra le saisit avec acuité, réalisant un portrait familial rigoureux aux antipodes du film de famille. »
Pendant le festival, je fais la connaissance du producteur Freddy Landry 5. Grâce à lui, le film est vendu à la ZDF, la deuxième chaîne allemande, pour vingt mille marks. Une petite fortune pour moi, le film n’a coûté que cinq cents francs ! Je rencontre aussi Michel Soutter 6, mon cinéaste suisse préféré. Il aime mon court métrage et me le dit. Il y a même un plan qu’il adore et qu’il trouve
« gonflé » : un panoramique qui part de la main de mon grand-père en train de repeindre sa maison et qui se termine sur ses fesses ! Murmure sera montré dans quelques ciné-clubs en avant-programme d’un des films du réalisateur.
Autour de moi, un petit réseau commence à exister. J’envoie promener du jour au lendemain les
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études universitaires avec une détermination et une assurance qui m’étonnent encore aujourd’hui. C’est décidé, je vais faire du cinéma.
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III
TOUT PAY S A G E, COMME TOUT SUJET, FINIT PA R RESSEMBLER AU PEINTRE QUI LE PEINT 7
DEHORS il neige à gros flocons. Impossible
de faire la balade prévue à ski de fond avec Eva 8 jusqu’au lac des Taillères. Au café de La Brévine, nous attendons que le temps se calme en tournant les pages de L’Impartial, le journal local. La nouvelle me cueille comme un coup de poing en pleine face : Lermite est mort dans sa ferme des Bayards, à l’aube du 1er janvier 1977. Il avait cinquante-sept ans. Je suis anéanti.
Jean-Pierre Schmid, dit Lermite, est le peintre dont j’espère faire le sujet de mon prochain film depuis plus de deux ans. La première fois que j’ai rencontré ses œuvres accrochées aux murs des différents cafés de la région – il en laissait par- fois pour payer l’addition quand il manquait d’ar- gent – elles m’ont tout de suite hypnotisé. L’har- monie des paysages du Haut-Jura neuchâtelois, la pureté des lignes, le silence qui s’en dégage, tout cela m’interpelle très directement. Ce n’est pas pour rien ma terre d’origine. Je ne peux me résoudre à tout laisser tomber. Les jours passent, je réfléchis. Il n’y a jamais âme qui vive dans les tableaux de Lermite, et cela me plaît beaucoup. Serait-il possible de faire un
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film sur Lermite sans Lermite ? La vraie présence du peintre n’est-elle pas invisible, derrière son tableau, comme celle du réalisateur derrière la caméra ? Au cinéma, j’ai appris que ce que l’on cache en dit parfois plus que ce qui est montré. Mes producteurs décident d’abandonner. Moi je continue.
Avec Nadine, la veuve du peintre, fille d’un paysan de la vallée, nous commençons les repérages. Elle connaît tous les recoins de La Brévine, les lieux où son mari s’installait pour peindre. Elle m’aide à retrouver les paysages réels que je veux confronter directement aux toiles originales. Une surprise nous attend : pour adopter le regard du peintre, coller à sa perspective, il faut être au-dessus du sol. Quand Lermite peint, il ne touche pas terre ! J’utiliserai donc un praticable pour poser la caméra à bonne hauteur.
Remontant le cours du temps, je découvre que l’œuvre se déploie dans sa chronologie comme un long travelling ininterrompu. Au début des années cinquante, Lermite décrit minutieusement des intérieurs, en particulier ceux d’artisans locaux, un pendulier, un luthier. Il dessine aussi son propre atelier dont la large baie vitrée donne sur le paysage extérieur. Un extérieur qui l’attire irrésistiblement. Bientôt le cadre de la fenêtre devient celui du tableau. À la même époque, Lermite se met à réaliser des vitraux, la quintessence de la fenêtre- tableau. Un beau jour il s’élance, passe à travers la vitre et commence à peindre des paysages. Imper- ceptiblement, il se rapproche des objets, pare- neiges, citernes, abreuvoirs. En Haute-Provence, où il séjourne régulièrement, le mouvement vers
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l’abstraction s’intensifie. Le peintre choisit des objets de format plus réduit, dont il cherche à pénétrer la matière. Cailloux, tuiles, morceaux d’écorce donnent naissance à d’immenses paysages. Il n’y a plus de référent géographique, de relation directe avec le réel. Lermite perd peu à peu la vue. Ses dernières œuvres, épurées à l’extrême, presque immatérielles, sont en noir et blanc. C’est à cette dernière époque que je l’ai rencontré.
Lermite, le film, est réalisé sans paroles ni commentaires. Éclairé simplement par deux ex- traits d’interviews du peintre placés en voix off 9. Le second me bouleverse encore aujourd’hui :
— Je me sens aussi à l’aise à mille mètres en Haute-Provence qu’à mille mètres dans le Haut- Jura neuchâtelois, ou ailleurs dans des pays qui me correspondent en somme. Mon problème, ce n’est plus de m’inspirer totalement de la terre juras- sienne, ni totalement de la terre de Haute-Pro- vence, mais de retourner à certaines sources très originelles. C’est en somme un remariage, une reconversion à la nature, mais pas au sens figuratif du mot, au sens de ce qu’on descend déjà sous terre. Et c’est d’une allégresse, d’une beauté, d’une ivresse extraordinaire.
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IV
MA ROSE -HÉLÈNE
QUI SERA Rose-Hélène ? Je suis à Paris et
viens de déposer mon scénario sur le bureau de Serge Rousseau, un agent artistique très influent chez Artmédia 10. Contre les murs tout autour de la pièce, des piles d’autres scénarios reliés avec les mêmes boudins en plastique montent jusqu’à mi- hauteur des fenêtres. Il faut être fou pour croire qu’il lira le mien. Heureusement, les agences de comédiens ne manquent pas dans la capitale française…
Rose-Hélène est l’héroïne de L’Allégement, mon premier long métrage adapté d’un récit de l’écri- vain jurassien Jean-Pierre Monnier. Le personnage a vingt-trois ans, habite dans une ferme avec ses parents et sa grand-mère. Infirmière à domicile, Rose-Hélène se déplace à bicyclette d’une maison à l’autre, parcourt à cheval le paysage. Ce n’est pas une citadine. Je me demande encore pourquoi je suis venu faire ce casting à Paris. Des dizaines de jeunes comédiennes défilent devant moi des journées entières. J’essaie de leur parler du film et j’ai du mal. Pour elles, se présenter en un quart d’heure devant un inconnu est aussi une épreuve. Le
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dialogue s’avère souvent compliqué. Je réalise rapi- dement que cela n’a pas trop d’importance. Tout se joue en fait dans les premières secondes, au premier regard, sans même se parler. C’est ELLE ou ce n’est pas ELLE.
Une seule comédienne a immédiatement retenu mon attention : elle s’appelle Anne Caudry 11. Un visage encore presque enfantin, mais un corps de femme, des épaules carrées. Une impression de force et de fragilité. Un côté sauvage aussi. Elle m’a été envoyée par Serge Rousseau !
Il faut défendre mon choix auprès des produc- teurs. Je tourne des essais avec plusieurs comé- diennes dans les paysages et les lieux qui seront ceux du film, avec la pellicule qui sera celle du film. En 35mm noir et blanc, le visage d’Anne prend une densité, une gravité, qui me font penser aux dernières toiles de Lermite. Cette fois tout le monde est convaincu : elle sera ma Rose-Hélène.
Juste avant le tournage, j’emmène la comé- dienne à la Cinémathèque suisse et lui montre un film pour moi emblématique de celui que nous allons faire ensemble : Mouchette. Long métrage de Robert Bresson d’après un roman de Georges Ber- nanos. Je suis un inconditionnel des Notes sur le
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cinématographe 12 du cinéaste, un petit livre qui ras- semble au jour le jour quelques principes de son travail. De sa relation à l’acteur, il dit : « L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent, et surtout ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en eux. » À l’issue de la projection, Anne se mure dans le silence. Impossible de savoir si le film lui a plu ou non, ou si la projection sera utile à quelque chose. Nos relations seront difficiles pen- dant tout le tournage. Timidité de part et d’autre, manque d’expérience pour parler du personnage, malentendus fréquents, maladresses. Tout concourt à renforcer chez Anne la ressemblance avec Rose- Hélène. Elle est celle qui échappe en permanence, qui laisse les portes ouvertes, les lampes allumées et… disparaît. Dans son récit, Monnier écrit :
« Rose-Hélène écoute le vent. Elle habite là, dans cette grande maison. Elle est celle qui manque à sa chambre, à son lit, qui manque à l’enseignement, la coutume enseignée, son père et son grand-père, les anciens de la famille, qui manque à la continuité, l’héritage, qui manque aux hommes. » 13
La dernière partie du film se passe en hiver. Nous nous installons au village de La Brévine, Anne est en train de remplir sa fiche d’hôtel. Par- dessus son épaule, je la vois écrire son nom : « Anne BERNANOS » ! Stupéfait, je tente d’en savoir plus. En vain, elle se dérobe encore.
Le tournage touche à sa fin. Un matin, Anne n’est pas au rendez-vous. Je vais frapper à la porte de sa chambre. Pas de réponse. Je finis par entrer et la découvre endormie. Sur sa table de nuit, tout le matériel pour se shooter.
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« La neige, tu diras que je suis partie à cause de la neige… » Prémonitoires, ce sont les derniers mots du film que Rose-Hélène adresse à sa grand- mère. Elle prépare ensuite le traîneau et s’en va dans l’immensité blanche. L’ultime image est un gros plan de son visage, cheveux au vent, se fondant dans le paysage hivernal. Le fameux allégement…
J’apprendrai peu après qu’Anne Caudry, de son vrai nom Anne Bernanos, est bel et bien la petite- fille de l’auteur de Mouchette. Les mystères du casting sont impénétrables 14.
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V
LES VOYAGES APPORTENT- ILS LE BONHEUR PA R LES ÉLÉMENTS POSITIFS ?
LES DOIGTS jaunis par le tabac, une main
osseuse écrit au stylo-bille dans les marges d’un journal défraîchi : « Répéter la phrase suivante. Les voyages apportent-ils le bonheur par les éléments positifs ? Jour et nuit, jusqu’à la mort. »
On entend la voix de l’homme relire le texte que la main vient de tracer. D’abord rapidement, de manière incompréhensible. Puis une deuxième fois, plus lentement, en détachant les syllabes. On décou- vre alors le visage émacié, les joues creuses, le front bombé et dégarni strié de plis horizontaux, les yeux cernés, la barbiche clairsemée sur un menton pointu. Pour notre premier reportage en commun, Pierre Biner et moi 15 nous retrouvons au beau milieu de la France dans une institution qui pratique le placement familial des malades men- taux. L’expérience est ancienne. Elle remonte à la fin du XIXe siècle et résulte de la volonté de désengorger les asiles parisiens surpeuplés. Au mo- ment de notre tournage, l’aventure se poursuit. Et quelle aventure ! Plus de deux mille cinq cents patients, répartis entre neuf cents «nourrices», partagent quotidiennement l’existence de familles
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rurales du Cher ou de l’Allier. Mais le bon air de la France profonde n’a pas à lui seul des vertus thérapeutiques. L’homme que nous filmons aujour- d’hui reste cloîtré dans sa chambre, fume cigarette sur cigarette, et noircit avec sa phrase tous les bouts de papier qui lui tombent sous la main. Difficile d’imaginer qu’ainsi abandonné au centre de nulle part, bourré de neuroleptiques, il trouvera un jour réponse à la question qui l’obsède.
Les voyages apportent-ils le bonheur par les éléments positifs ? L’homme recopie à nouveau fié- vreusement le texte. Puis s’adresse à la caméra :
Il est question de bonheur, il est pas ques- tion de sagesse hein…
Depuis quand vous entendez cette phrase ?
J’entends pas la phrase, c’est moi qui l’ai écrite sur un bouquin à un certain moment de ma vie je crois ; mais je ne suis pas certain, je ne sais plus…
Vous ne pouvez pas arrêter de l’écrire ?
Ben c’est plus fort que moi. J’écris tout avec la phrase, j’écris tout… n’importe quoi, oui j’écris n’importe quoi.
Vous aimeriez que ça change ?
Non, je veux mourir, me suicider avec ça…
Coupe sur…
Pierrette, la quarantaine, cheveux foncés coupés court, grosses lunettes de myope sur le nez, pose fièrement devant la maison de ses parents nourriciers. Elle aussi s’est retrouvée un jour placée en rase campagne sans l’avoir choisi. Heureusement elle n’est plus seule. Elle tient ses deux bébés dans
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les bras. Elle les a habillés chaudement avec des bonnets de laine. Il fait froid en ce début décembre. Pierrette nous entraîne dans sa chambrette où elle a installé une table à langer. Elle y couche un des nourrissons, lui essuie soigneusement le visage avec un linge, nettoie les oreilles et la bouche à l’aide d’un coton-tige. On réalise alors qu’il s’agit
d’une poupée grandeur nature.
Ils ont des noms vos baigneurs ? demande Pierre.
Pierrette interrompt les soins pour répondre :
Celui-ci s’appelle Guillaume, il a trois mois. Et celui-là… (elle désigne l’autre nourrisson déjà habillé, assis sur le lit à côté) s’appelle Sébastien, il a un an.
Guillaume a trois mois… pourquoi dites- vous qu’il a trois mois ?
Parce qu’il est né au mois de septembre… mi-septembre… Moi je les considère pas comme des baigneurs, je les considère comme des vrais bébés.
Alors ils vont aller à l’école un jour ?
Ben oui… quand ils sauront marcher.
Qu’est-ce qui est arrivé à l’autre ?
Le plus grand ? Il marche pas encore. Quand ils marcheront ils iront à l’école…
Pierrette reprend la toilette de Guillaume.
Pierre insiste :
Et pour avoir un nom, vous les avez déclarés ?
Oui, je les ai déclarés quand ils sont nés.
Qui est-ce qui leur a donné un nom ?
C’est moi… c’est moi avec le petit de ma nourrice.
Elle se met à emmailloter le poupon.
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Ensuite je place une petite compresse et une petite bande… pas trop serrée la bande… pas que ça serre trop quand il sera dans son lit. Et je lui donne le biberon toutes les trois heures. D’ailleurs c’est pas un jouet, c’est un vrai biberon.
Et ça ne vous gêne pas qu’il ne parle pas ? Pierrette sourit :
Oh non ça m’est égal. Des fois… des fois pour jouer je leur parle… pour jouer… des fois quand je m’ennuie je leur parle. Ce qui me plaît dans ces baigneurs-là c’est que, comment dire… ils ont un visage, ils sont expressifs. Par exemple quand je suis toute seule et que je ne sais plus quoi dire, je leur parle quand même… et on dirait qu’ils veulent me répondre… (s’adressant au bébé) Hein Guillaume ? (puis en aparté à la caméra) Il dort pour l’instant…
Elle reprend de suite son travail.
Voilà je lui mets une couche, normalement je lui change toutes les trois heures comme les vrais bébés… je lui mets un petit peu de talc… voilà… pour pas qu’il soit gercé…
Elle termine en fixant les langes avec une épingle de nourrice.
Dans la petite chambre, comme dans le salon où tricotait ma tante Francine, les jours se suivent et se ressemblent. Le chien en peluche et les poupées en celluloïd ne grandiront jamais. Pierrette le reconnaît elle-même : ses baigneurs ne sont pas de vrais bébés. Elle éprouve pourtant le besoin irrépressible de croire au monde parallèle qu’elle s’est créé. Pour des raisons qu’elle seule connaît. Depuis combien de temps est-elle là ? Elle ne saurait dire. Deux ans, trois ans, cinq ans, dix ans ?
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VI
COSÌ BONDY
CHRISTIAN Z EENDER 16 vient d’être nommé à la tête de la section cinéma de l’Office
fédéral de la culture. Il doit abandonner son film en cours, un portrait du metteur en scène suisse Luc Bondy. La première partie a déjà été tournée au Théâtre des Amandiers de Nanterre où Bondy, trente-six ans, a monté Terre étrangère d’Arthur Schnitzler avec Bulle Ogier, Michel Piccoli, Didier Sandre et Roland Amstutz. Je ne me fais pas prier pour reprendre en main le projet initié par Jo Excoffier 17, coauteur du film. L’occasion est trop belle d’approcher la star montante du théâtre européen et de l’observer au travail avec ses comédiens ! Avec Jo, nous suivons Bondy à Bruxelles pour sa première mise en scène d’opéra au Théâtre Royal de la Monnaie, puis à Berlin, encore divisé par le mur, où il doit créer en allemand Le Triomphe de l’amour de Marivaux à la Schaubühne. Vu le contexte, ce ne sera pas entièrement mon film 18 et cela m’est égal. Il y a tant de choses à capter pour le jeune cinéaste avide d’apprendre que je suis.
Luc Bondy demeurera insaisissable dans sa vie intime – obtenir quelques rendez-vous en dehors
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du théâtre sera un vrai casse-tête, nous attendrons beaucoup et resterons souvent en carafe – mais sa présence sur le plateau se révélera éblouissante. Bondy est une incroyable bête de scène, débordant d’énergie, vibrionnant, bondissant, entraînant ses acteurs avec lui dans une sorte de ronde amou- reuse et frénétique dont lui seul a le secret. Pour se convaincre et les autres avec lui, il a besoin d’agir, de toucher, de peloter, d’être en perpétuel corps à corps. Lorsqu’il doute, et il doute souvent, Luc a un geste bien à lui : il tire sur ses mèches de cheveux et les enroule nerveusement autour de son index. Cela deviendra une sorte de leitmotiv pour le film. À Bruxelles, chanteuses et chanteurs tomberont sous le charme du metteur en scène et le suivront les yeux fermés dans les jeux de l’amour et du désir de Così fan tutte. Luc est un grand séducteur. Sous sa direction, ils accepteront même d’interpréter leurs airs dans les positions les plus extravagantes !
Dans son commentaire, Jo écrit : « Luc Bondy a été à l’école du mime Jacques Lecoq. C’est là qu’il a découvert par la pratique personnelle l’instrument de base de tous les chanteurs, de tous les comé- diens : le corps humain. Il a vite compris qu’à l’opéra comme au théâtre, l’âme et l’intelligence passent par le corps. »
À l’issue d’un tournage épuisant, Luc nous accueille dans l’appartement de Berlin où il vient d’emménager. Parmi les cartons épars et le mobilier en train d’être livré, je tombe par mégarde sur une belle photographie noir et blanc de celle qui fut la «sala- mandre» de Tanner. On me dira que la comédienne
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est l’actuelle compagne du metteur en scène… Dans l’agitation et le désordre des lieux, Luc accepte enfin de se mettre à table. Nous sommes à quelques jours des premières répétitions du Marivaux.
Je dois dire qu’avant de commencer à répéter, je suis déjà épuisé à cause de l’angoisse. Une fois que je suis en répétition ça va mieux, je me calme. Mais c’est toujours une peur énorme de commencer un spectacle. De plus en plus. Au début d’une mise en scène, on me demande souvent quel sera le style ? Mais y a pas de style, le style ça n’existe pas pour moi, le style je m’en moque, je m’en fous du style, parce que ce qui m’intéresse c’est le réel. Moi je fais du théâtre surtout pour essayer de comprendre mieux des choses que je ne comprends pas dans la journée, dans ma vie de tous les jours, alors j’essaie de ralentir le tout pour mieux voir les compor- tements, comprendre les contradictions entre ce que le corps dit et ce que la tête pense. C’est pour ça que j’ai besoin très vite de trouver le contact avec les comédiens.
Les trois pièces que tu as montées cette année tournent autour de l’amour, des jeux de l’amour, de l’infidélité, de la séduction. On pourrait penser qu’il y a des problèmes plus importants pour un metteur en scène. Il y a des idéologies, il y a la politique, il y a le monde… l’amour c’est si impor- tant ?
Ah oui… parce que même la politique est déterminée par ça à mon avis. Au fond tout est déterminé par ça je pense. Même quand je vois un politicien à la télévision, qui tient un discours très
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pompeux, je me demande souvent si sa réaction ou la décision qu’il prend n’est pas aussi dépendante de ce qu’il a vécu dans sa vie intime. Souvent je me dis : « Mais pourquoi est-ce qu’on pense toujours que la décision politique est une décision objective, basée sur des analyses? » Je pense vraiment que tout est interdépendant. Shakespeare a beaucoup écrit là-dessus et montré que tout est tellement lié. Moi ce qui m’intéresse c’est la substance même de ce qui nous fait fonctionner, de quoi sont faits les désirs et pourquoi on fait semblant d’avoir un désir alors qu’on en a un autre, et comment toutes ces choses interagissent en nous.
Donc les seules vraies pièces politiques ce sont les pièces qui parlent de l’amour ?
Disons plutôt comme ça : les pièces qui par- lent d’amour peuvent aussi être politiques et ne sont pas forcément pas politiques parce qu’elles ne parlent que de l’amour.
Comme dans une relation amoureuse, on se met en péril, en danger, quand on fait une mise en scène ?
Je me sens en danger oui, parce que d’une certaine manière on investit toujours des senti- ments. Il n’y a rien de pire que de sortir d’une mise en scène comme on y est rentré : là y a rien qui s’est passé. Une mise en scène c’est tout un investisse- ment émotionnel, c’est toujours une énergie com- me ça qu’on essaie de donner, une énergie de l’autre qu’on prend, donc c’est un danger aussi de vie.
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Je laisserai à Luc Bondy les derniers mots et clôturerai le film avec l’interview. Suivre de près le metteur en scène m’a fasciné et ébranlé à la fois. Ses créations me renvoient directement à mes propres limites en matière de direction d’acteurs. Arriverai- je un jour à les dépasser ?
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