Jean-François Thomas
Une semaine à tuer
Roman
B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R
CET OUVRAGE EST PUBLIÉ AVEC L’APPUI
DE LA COMMISSION CANTONALE VAUDOISE DES AFFAIRES CULTURELLES
CET OUVRAGE EST PUBLIÉ AVEC L’APPUI DE LA COMMUNE DE JOUXTENS-MÉZERY
« UNE SEMAINE À TUER »,
QUATRE CENT-DIX NEUVIÈME OUVRAGE PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,
A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE FRANÇOIS AUBIN,
DE JANINE GOUMAZ ET DE DANIELA SPRING MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE
DESSIN DE COUVERTURE : FRANÇOIS ROUILLER PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : © PHOTO TORNOW, ROBERTO ACKERMANN, À LAUSANNE
PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,
À RIOM
(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)
ISBN 978-2-88241-457-1 TOUS DROITS RÉSERVÉS
© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE
WWW. CAMPICHE.CH
CHAPITRE UN
LUNDI
«LE PIRE , c’est le lundi matin », se dit Eduardo Gonçalves de Andrade. Rien de plus
pénible que de se motiver pour retourner au boulot. Les autres jours, ça va, on fait avec, on a repris l’ha- bitude de se lever aux aurores pour gagner son poste de travail et, subséquemment, sa vie. Mais le lundi, c’est lourd. Comme des vacances qui se terminent. La paix qui prend fin. La tranquillité rompue. La fin des haricots.
Bref, le bruit et le stress qui reprennent.
Le bruit, surtout, auquel on finit néanmoins par s’habituer. On a des équipements pour ça, de gros Pamir pour se protéger les oreilles, des vête- ments spéciaux, des lunettes et des gants de pro- tection. Mais, dans une scierie, il y a aussi la sciure, cette fichue poussière qui s’infiltre partout, même dans les sous-vêtements, surtout dans les sous-vêtements, et ça gratte les couilles et le reste. Seule la douche permet de se débarrasser de cette invasion et de tirer un trait sur une dure journée de labeur.
Mais c’était lundi matin et il fallait y aller. L’heure n’était pas aux réflexions philoso- phiques.
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Eduardo lâcha un gros soupir, du genre de celui que poussa Napoléon lorsqu’il vit arriver Blücher au lieu de Grouchy, et il sortit de son appartement en prenant soin de refermer la porte à clé derrière lui. Puis il gagna le parking extérieur, où la fraî- cheur de l’air acheva de le réveiller. Sa régie l’obli- geait à louer à un prix exorbitant une place de parc pour sa voiture, une VW Polo d’occasion verte pas- sablement cabossée. Il actionna le démarreur et son véhicule s’ébranla sans à-coups. Aucune excuse pour ne pas être à l’heure, zut.
À Aubonne, il se gara juste à côté de la scierie sur les places réservées aux employés. Au moins, là, on ne payait pas, toujours ça de gagné. Comme d’habitude, Eduardo était le premier sur les lieux. Il s’arrêta un instant et s’imprégna du silence, appréciant cet instant de calme, avant que le fracas se déchaîne lorsque l’activité démarrera. C’est lui qui habitait le plus près. En conséquence, il avait les clés et remplissait en quelque sorte aussi le rôle de concierge, ce qui par ailleurs arrondissait un peu son maigre salaire.
Il engagea la grosse clé en fer, d’un modèle archaïque, dans la serrure de la lourde porte en bois massif qui donnait accès à l’entreprise. Puis il intro- duisit la seconde clé, plus petite, dans la seconde serrure, plus discrète mais sécurisée, qui garantis- sait l’inviolabilité de la scierie. Au moment de les tourner, Eduardo fut surpris de constater que ses clés ne servaient à rien : la porte était déjà ouverte.
Il fronça les sourcils, soudain suspicieux.
Il se souvenait parfaitement avoir fermé la porte à clé vendredi soir. Il était resté le dernier,
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avec Rivelino, le patron ; ils avaient plaisanté et bu un verre de blanc, du valaisan, une Petite Arvine assez corsée et fraîche qui leur avait remis l’humeur au beau fixe. Rivelino avait tiré la lourde en lui racontant la fin d’une blague un peu leste et il se souvenait être parti d’un grand éclat de rire lors- qu’il donnait les tours de clés, raison pour laquelle il avait vérifié si la porte était bien close avant de retirer les clés.
Pourtant, elle était ouverte.
Prudemment, il la fit doucement coulisser sur ses rails métalliques sans poursuivre son geste jusqu’à l’ouvrir complètement. Il glissa son bras à l’intérieur et tourna l’interrupteur d’un coup sec, illuminant l’ensemble de la grande halle, bureaux exceptés.
Tout semblait en ordre. Aucun mouvement n’attira son regard. Les machines étaient là, silen- cieuses, n’attendant que le moment de se mettre en marche, de faire hurler les planches et de projeter la poussière dans l’air.
Eduardo termina d’ouvrir la porte en grand et la bloqua.
Puis il entra dans la scierie, estimant que, sous l’influence de l’alcool et de son accès d’hilarité, il avait probablement aussi mal tourné la clé que vérifié si tout était en ordre.
C’était donc reparti pour une nouvelle semaine de labeur. À chaque fois, la même constatation s’imposait. Dès qu’il remettait les pieds dans l’éta- blissement, oubliés les doutes, les craintes, les désirs de tranquillité. Le travail et la routine repre- naient leurs droits, comme s’il n’avait jamais quitté l’usine, même le temps d’un week-end.
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D’un pas décidé, Eduardo se dirigea vers les vestiaires pour s’y équiper.
C’est avant d’y entrer qu’il vit, sur son chemin, les jambes et le bassin d’un corps coupé en deux.
Ce qui le stoppa net ! Et tout ce sang !
Il se pencha pour dégobiller son petit déjeuner. Ce faisant, il découvrit l’autre moitié du corps,
les entrailles déversées. La puanteur recouvrit alors celle de la colle et du bois et Eduardo dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas tourner de l’œil.
Sans succès.
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CHAPITRE DEUX
LUNDI
CYRIEL s’était pointé vers treize heures ce jour-là au restaurant de L’Avenir à Vevey. Une forte
odeur de fin de repas, un peu graisseuse, agressa ses narines. Maurice, qui était en train de servir un client, lui fit un signe de tête, tout sourire. C’était un jour faste pour le bistrotier, la clientèle était nombreuse et ne comptait pas que des habitués. Plutôt bon signe pour le chiffre d’affaires.
Salut Cyriel. C’est pour manger ou pour boire un verre ? Trop tard pour une fondue ?
Sers-moi un petit chasselas, j’ai besoin de me rincer le gosier. Dis donc, t’as passé un contrat avec Dame Fortune ou les autres bistrots sont fer- més aujourd’hui ?
Tu sais bien que c’est pas tous les jours comme ça, surtout un lundi. Tu devrais te réjouir, parce qu’avec la crise, c’est plutôt la soupe à la gri- mace qui marche fort. Je te sers au bar ?
Quoi, la soupe à la grimace ? Très peu pour moi.
Maurice secoua la tête, faussement agacé.
Non, le chasselas.
D’accord. File-moi aussi Le Régional de la semaine.
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Sers-toi, tu sais où est la pile.
Cyriel fit quelques pas sur la droite et explora la pile de journaux usagés et mal empilés déposés en vrac sur le comptoir. Il ne trouva pas le journal Le Régional et dut se rabattre sur un exemplaire du 20 Minutes défraîchi. Puis il revint vers le verre que Maurice venait de déposer sur le zinc.
Le journal, privilégiant les articles courts, ne valait pas l’ancien Matin qui avait cessé de paraître, au grand dam des lève-tôt et des patrons de café. Cyriel se souvenait que Le Matin était bourré de photos et de gros titres racoleurs. Les articles sur les people se taillaient la part du lion. On trouvait même sur plusieurs pages la liste des putes, l’en- droit où elles exerçaient, leurs tarifs et leurs spécia- lités. Étonnant tout de même de constater qu’en pays calviniste le racolage était non seulement autorisé, mais encouragé. C’était sûrement là, à moins que ce ne soit sur Internet, que cet obsédé de Valmir dénichait ses adresses. Cependant, ce qui intéressait Cyriel, c’étaient les faits divers et ce canard, même amoindri, en contenait. Il se plongea dans la lecture.
Fallait-il mettre des muselières aux chiens dan- gereux ? La Corée du Nord testait encore des mis- siles. Accident de canyoning dans une rivière de l’Oberland bernois, plusieurs personnes disparues. Saut en parapente mortel. Supporters arrêtés au terme d’un match de football à risques. Nouvelle tuerie aux États-Unis. Un poivrot tombe d’un bal- con. Encore un suicide avec une arme militaire.
Le monde qui continue gentiment de tourner, quoi.
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Il se préparait à abandonner l’examen de ce quotidien lorsque la télévision attira son attention. Elle diffusait ses émissions en permanence dans un coin du bar, en hauteur, amenant un fond sonore comme si l’endroit avait peur du silence. Y défi- laient clips, publicités vues et revues, séries télévi- sées inconsistantes et parfois, comme maintenant, un flash d’informations. Un présentateur bien fagoté, muni d’un gros micro, se tenait au premier plan d’un bâtiment ceint de bandes de marquage. Des voitures de police et une ambulance étaient parquées à proximité. Plusieurs policiers s’affai- raient autour de ce qui semblait être le lieu d’un drame.
Cyriel n’avait jamais pu complètement oublier le passé. C’était comme un réflexe lié à son ancienne profession : les faits divers, les vols, les viols, les meurtres et toutes les sordides affaires criminelles éveillaient ses vieux réflexes et le limier qu’il avait été avant ce déplorable accident. Ce putain d’acci- dent qui avait changé sa vie. Cette saloperie qu’il ne comprenait toujours pas mais qui lui avait coûté place, réputation et santé. Merde, Olivier, pour- quoi ?
Maurice, tu peux monter le son ? L’interpellé pressa sur le bouton d’une télécom-
mande et les paroles du commentateur devinrent audibles.
« … et c’est à l’heure de la reprise du travail, ce matin, qu’un employé de la scierie où nous nous trouvons, la scierie Le Coupoir du bois à Aubonne, Monsieur – le commentateur regarda brièvement
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une fiche qu’il tenait à la main – Eduardo Gon- çalves de… Andrade, a eu la mauvaise surprise de trouver un cadavre dans l’établissement qui emploie une dizaine de collaborateurs. Celui d’un homme à l’identité non encore établie, et dont le corps a été coupé en deux par le milieu au moyen d’une scie circulaire de ladite scierie. Monsieur… »
Le commentateur regarda de nouveau sa fiche.
« … Gonçalves de Andrade a aussitôt appelé la police au moyen de son portable et a été pris en charge par une assistance médicale dès l’arrivée de l’ambulance. Nous n’avons pas pu l’interroger ; très secoué par sa macabre découverte, Monsieur de Andrade se trouve actuellement à l’hôpital. Nous le contacterons dès qu’il en sera sorti.
» Malgré notre insistance, sous couvert du secret de l’enquête, la police ne fait aucun commen- taire. Monsieur Roberto Rivelino, propriétaire de l’entreprise, ne s’explique pas cette terrible tragé- die. Il ne connaissait pas la victime. L’hypothèse de l’accident semble exclue. On envisage mal qu’il pourrait s’agir d’une vengeance ou d’un acte de malveillance à l’encontre du directeur d’une entre- prise de bonne réputation. On se perd en conjec- tures sur la présence du cadavre dans cette scierie. La seule chose dont on soit sûr, c’est que l’homme a été découpé sur place, probablement ce week-end, avec une scie circulaire pour grumes. L’abondance de sang qui a giclé partout est un indice irréfutable. Une vraie scène d’horreur à laquelle nous n’avons pas eu accès, mais dont les infirmiers parlaient en sortant. Et cette question qui fait frémir : la victime a-t-elle été découpée vivante ?
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» Quoi qu’il en soit, nous nous trouvons indu- bitablement en présence d’un crime odieux. La police met ses meilleurs hommes et ses spécialistes de tout poil sur le terrain afin de récolter des indices qui permettront l’arrestation de l’assassin.
» Pour notre part, nous ne pouvons que consta- ter, et regretter, une fois de plus, la montée de la violence et de la criminalité dans notre société.
» Pour la RTS, c’était Charles Odermatt qui vous parlait en direct d’Aubonne. »
Maurice.
Cyriel sortit son porte-monnaie pour régler sa consommation.
Tu pars déjà ? Tu viens d’arriver et t’as sifflé ton verre cul sec, c’est pas dans tes habitudes. Il est pas bon, mon chasselas ?
T’occupe. Si quelqu’un me cherche, t’auras qu’à lui dire que je suis à la pêche aux bouquins.
Tu es parfois surprenant.
Que veux-tu, les voies du Saigneur sont impénétrables.
Et Cyriel laissa sur place un Maurice interlo- qué, en train de se demander pourquoi Cyriel le libraire, qu’il avait toujours connu agnostique, s’in- téressait soudain à la religion.
La scierie était entourée de bandes de marquage striées rouge et blanc. Une odeur de bois et de résine parfumait l’endroit. Un planton en uniforme gardait les lieux, chargé d’interpeller les curieux pour leur dire, poliment mais fermement, d’aller se faire pendre ailleurs. Les quidams, peu nombreux
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mais collants, se tenaient à distance respectueuse pour échafauder des hypothèses et maintenir la flamme des ragots.
Circulez, y’a rien à voir.
La phrase rituelle du préposé en uniforme pour tenir les curieux à distance.
Qui mène l’enquête ? demanda Cyriel.
Je ne suis pas habilité à vous répondre et je ne vois pas en quoi ça vous regarde. Allez, circulez.
Les paroles étaient accompagnées d’un geste sec et menaçant qui d’ordinaire suffisait à écarter les importuns. Le planton, un jeune flic imberbe auquel on avait attribué cette tâche peu glorieuse, fut sur- pris devant l’impassibilité de son vis-à-vis.
Allez-vous-en, vous n’avez rien à faire ici.
Cyriel Sivori se contenta de rester immobile en regardant fixement l’entrée de la scierie.
Vous avez entendu ce que je vous ai dit ? Le lionceau tentait de se faire menaçant.
À ce moment, deux hommes en civil sortirent de la scierie et jetèrent un regard vers eux. L’un des deux, un grand escogriffe aux membres secs et longs, à la chevelure blonde coupée court et au regard perçant, sursauta, secoua l’épaule de son compagnon, puis se dirigea à grands pas vers Cyriel et le garde. À mi-chemin, il apostropha Cyriel :
Eh, le déglingueur, ça m’aurait étonné qu’on ne te voie pas venir fouiner dans le coin. Tu peux pas t’empêcher de fourrer ton gros tarin dans la merde ! Tu ferais mieux de regagner ta boutique poussiéreuse et de lire un bon polar nordique plutôt que de te pointer sur les lieux d’un crime… à moins que tu n’en sois l’auteur !
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Ta gueule, Henri !
Le planton ouvrait des yeux ronds et regardait les deux hommes qui s’apostrophaient ainsi à tour de rôle. La situation prenait une tournure inatten- due.
Ça fait quatre ans que tu n’es plus dans la grande maison, je te rappelle, et c’est tant mieux. Alors, tu fous le camp de toi-même ou je te fais rac- compagner par mes hommes, tu choisis.
Tant que je ne suis pas à l’intérieur des bandes de marquage, tu ne peux rien contre moi et tu le sais. Alors arrête tes pitreries et fais ton boulot.
Ouais, je vais le faire. Après tout, promène- toi où tu veux, je m’en fiche. Mais n’essaie pas de te mêler de mon enquête, comme tu l’as déjà fait une fois, t’as compris ?
N’empêche que sans moi, tu chercherais toujours le coupable…
Vous, tonna Henri en s’adressant au policier de garde, vous tenez cet individu à distance. Je ne veux pas le voir s’avancer d’un pas de plus. Bien compris ?
Oui inspecteur, déclara le planton en adres- sant d’office un salut à son supérieur.
Sur quoi Henri tourna les talons et rejoignit son compagnon qui l’avait attendu à distance.
Le planton ne savait plus quoi dire et regardait Cyriel, une lueur d’étonnement dans les yeux.
Vous n’avez pas de chance : il est toujours aussi con, déclara sentencieusement Cyriel avant de battre en retraite.
Si c’était bloqué du côté de la scierie, il fallait essayer une autre piste. Il venait de se souvenir qu’il
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connaissait vaguement comme client, le hasard fait souvent bien les choses, un employé de cette scierie. Mais d’abord, passer à la librairie, voir si Édouard avait réussi à vendre quelques bouquins
samedi. L’autre piste pouvait attendre demain.
Il ferma son vieux blouson de cuir, décrocha son casque, s’en coiffa et mit ses gants. Puis il démarra sa Honda Shadow 750 et prit la route du retour en accélérant bruyamment.
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CHAPITRE TROIS
MARDI
À SEPT HEURES du matin, le lac était lisse comme un miroir. Une douce lumière commençait
à peine à envelopper le paysage. Pas un bruit ne troublait la quiétude de l’aube, hormis le cri de quelques mouettes et goélands qui s’approchaient de la barque de pêche dans l’espoir d’y glaner quelque gourmandise. Cyriel Sivori appréciait cette tranquillité, cette solitude et la beauté des paysages lacustres, des villages de Lavaux endormis, des coteaux plantés de vigne et des monts du rivage français qui se dévoilaient peu à peu dans l’aube naissante.
Cyriel et Valmir s’affairaient à remonter un à un les filets que Valmir avait posés vers quatre heures du matin. La température était fraîche, l’eau froide et les odeurs de poisson restaient discrètes pour le moment. Les filets étaient immergés assez loin ce jour-là, entre trente et huitant mètres, car Valmir traquait l’omble chevalier. Ce poisson de la famille des salmonidés, dont font partie aussi le saumon et la truite, est très apprécié pour la qualité de sa chair, certains allant jusqu’à prétendre que l’omble chevalier est le meilleur des salmonidés. Si la pisciculture fournissait une bonne partie de ce
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poisson noble des lacs alpins, les spécimens sau- vages restaient très recherchés. On n’en manquait pas à cause du repeuplement par immersion de jeunes ombles, issus exclusivement de parents sau- vages du lac Léman.
Tout en remontant les filets, ce qui demandait pas mal d’efforts, Cyriel repensait au crime de la scierie d’Aubonne. La veille, son rapide départ du restaurant de L’Avenir était dû au malaise qu’il avait soudain ressenti en voyant ressurgir ce passé qu’il tentait vainement d’oublier, et son immense détresse. Tout à coup, il avait revécu le drame qui l’avait plongé dans une profonde dépression et il avait voulu cacher à Maurice les larmes qui lui venaient. Pas question qu’un autre, même un ami, surtout un ami, puisse connaître ses moments de faiblesse.
De retour dans son appartement, juste à côté, rue des Marronniers, il s’était jeté sur son canapé et avait résisté à son envie de partir à Aubonne. Ce genre d’affaire ne le concernait plus. À moins qu’il ne soit directement impliqué, plus question de mener des enquêtes ! Cela appartenait à une autre vie, celle d’avant, lorsqu’il était flic.
Pourtant, malgré tous ses efforts pour se raison- ner, Cyriel savait au fond qu’il n’en était rien. Cette passion pour l’investigation, pour découvrir la vérité cachée, pour traquer le meurtrier, il l’avait chevillée au corps. Comme une seconde nature. Bien sûr, depuis qu’il avait repris la librairie de livres d’occasion de son père, il s’intéressait à la lit- térature, et la recherche de livres rares et précieux, de pulps mythiques et de BD introuvables lui
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permettait de s’occuper l’esprit. Mais ce n’était pas suffisant. L’exercice physique en particulier lui manquait, raison pour laquelle il allait, aussi sou- vent que possible, donner un coup de main à son pote Valmir, un des rares pêcheurs professionnels du Léman. Malgré tous ses efforts pour se convaincre du contraire, ces occupations n’avaient pas remplacé son penchant pour l’enquête.
« Au fond, dut-il s’avouer, je suis un homme de passion. Pas un mou, pas un tiède, pas un mouton, mais un fonceur. La passion est la marque des fon- ceurs. »
Sur quoi, il avait foncé. Jusqu’à Aubonne.
Le travail était dur. Les lourds filets mouillés s’entassaient peu à peu dans la barque de pêche ramenant la cueillette du jour. Douze ombles che- valiers et dix-huit féras, autres salmonidés. Beau- coup d’efforts pour peu de résultat.
Font chier, ces cormorans, ils se multiplient partout et ils pêchent plus que nous, c’est quand même un comble ! À force de bouffer nos truites et nos ombles, on va finir par perdre la bataille ! s’em- porta Valmir.
Sans compter l’apparition de ces fichues petites moules quagga, qui se collent de plus en plus dans tes filets, renchérit Cyriel.
Mais bon, ils ramenaient des poissons frais et de qualité qui satisferaient quelques palais de gour- mets. Le moment était venu de retourner à la pêcherie pour conditionner ces prises.
Cyriel, c’est bon pour toi ?
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Ouais Valmir, tout est remonté.
Valmir tourna la clé de contact, le moteur ronfla et l’embarcation s’ébranla. À huit heures du matin, le Sigma Draconis II mit le cap sur la côte. En ce mois de mai, le jour était déjà levé depuis une heure et demie. La beauté et la tranquillité du paysage, les maisons qui se cachaient parmi la ver- dure et semblaient appartenir à une maquette, le panorama verdoyant d’une région viticole, aisée et cossue, le vent qui sifflait autour de sa tête et agi- tait ses vêtements, les flots qui se fendaient sous l’étrave du bateau, voilà ce qui rendait Cyriel heu- reux. Et, pendant ce trajet de retour, il oublia ses soucis.
Après avoir déchargé la cargaison et mis les filets à sécher, Valmir et Cyriel s’affairèrent à prépa- rer les poissons. Il fallait les étêter, les écailler, les vider, découper les filets et les mettre sous vide. Un vrai travail de poissonnier. Cette ambiance humide, froide et glacée, si elle était loin d’être toujours agréable, notamment à cause de l’odeur soutenue du poisson, ne déplaisait pas forcément aux deux amis. Après tout, c’était le moment où ils pou- vaient apprécier le résultat de leur travail. Et, par exemple, se raconter des histoires.
Tu la connais celle-là, demanda Valmir.
Vas-y toujours.
C’est un type de septante-cinq ans qui va voir un médecin et qui se plaint de ne pas pouvoir avoir d’enfants, bien que sa femme soit plus jeune que lui. Alors le médecin lui donne, au type de septante-cinq ans, un petit flacon, et lui dit de revenir demain avec son sperme pour l’analyse… Le lendemain, le type
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revient, mais le flacon est vide. Le médecin lui demande pourquoi. Alors le vieux dit : « Eh bien voilà, docteur, j’ai essayé avec la main droite, sans succès. Avec la main gauche, rien non plus. Alors, j’ai demandé à ma femme de m’aider. Elle a essayé avec la main droite puis la gauche. Toujours rien. Ensuite, elle a essayé avec sa bouche, avec ses dents, sans ses dents. Toujours sans succès. Alors, on a demandé à la jeune voisine qui a essayé avec la main droite, la gauche, avec sa bouche, avec ses dents… » À ce moment, le médecin, choqué, l’interrompt et dit « Vous avez même demandé l’aide de la voisine? »
»« Eh ! oui, docteur, répond le mec. Vous voyez, on a tout essayé et on n’a toujours pas pu ouvrir ce putain de flacon ! »
Cyriel éclata d’un rire tonitruant.
Non, je ne la connaissais pas. Elle est pas mal. Toujours obsédé par le sexe, à ce que je vois.
Que veux-tu, il paraît que c’est de mon âge.
Lever les filets d’omble chevalier ou de féra est un travail délicat. Il faut d’abord écailler le poisson, bien le rincer et le sécher. Le placer sur du papier absorbant ou du papier journal empêche qu’il ne glisse, avec le dos tourné vers soi et la tête en avant. Puis, introduire un grand couteau directement der- rière l’ouïe en tournant la lame vers la tête et en coupant jusqu’à l’arête. Tourner ensuite la lame vers la queue et longer l’arête centrale jusqu’à la queue. Ensuite, il faut enlever les arêtes transver- sales et celles du ventre en plaçant le couteau à plat sur la chair, sous les arêtes. Puis couper les attaches des nageoires. Rien ne vaut une pince à épiler pour enlever les petites arêtes dans le dos. Enfin, il
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convient encore d’enlever la peau en faisant courir la lame entre la chair et la peau tout en tirant la peau vers soi.
Ces gestes, Valmir les pratiquait sans plus y réfléchir. Ils faisaient partie de son quotidien et la dextérité avec laquelle il exécutait cette danse des couteaux était presque un spectacle en soi. Malgré ses efforts, Cyriel ne parvenait pas à suivre le rythme ; il faisait de son mieux.
Non… lève pas les filets des grosses. Leur chair est moins savoureuse. Je vais les congeler et en faire une terrine plus tard, les grosses féras sont meilleures apprêtées en terrine ou en rillettes.
Dans tous les cas, hygiène et importance de ne pas rompre la chaîne du froid sont capitaux pour éviter que ne se développent des bactéries. C’est la raison pour laquelle les pêcheurs professionnels sor- tent tôt sur le lac, particulièrement en été lorsque le thermomètre monte très rapidement.
Vers huit heures, une camionnette portant le logo du casino de Montreux vint se garer près de la pêcherie. Un homme, portant un pantalon gris de cuisinier et une fine veste noire sur un tee-shirt annonçant fièrement que la bière Guinness était la meilleure, pénétra dans le local.
Bonjour. Je viens pour la commande.
Valmir interrompit son geste et rétorqua par un sourire.
Pour le casino ?
Oui.
C’est prêt. Vous avez bien fait de téléphoner. Je vous en ai gardé six entières. Plus frais, on ne peut pas.
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Valmir sortit les poissons de la glace où ils reposaient, les emballa dans un sac isothermique de couleur argentée et les donna à son client, accompa- gnés d’une facture que Cyriel avait préparée à l’avance. Bien que peu attiré par l’administration, Cyriel se chargeait des tâches administratives que Valmir aimait encore moins que lui.
Les filets avaient été mis à sécher. Avant qu’ils ne soient fabriqués en nylon, les matériaux utilisés étaient le chanvre ou le coton, ce qui demandait un gros entretien de tannage et de séchage. Ces filets ne supportaient pas l’humidité, ce qui était un comble ! En plus, ils puaient tellement le poisson pourri… Étendus sous un abri couvert, les filets en nylon seraient secs et prêts pour une nouvelle partie de pêche le lendemain matin.
Vers neuf heures, le travail à la pêcherie était terminé, mais pas la journée. La suite des opéra- tions consistait pour Valmir à endosser son costume de livreur pour apporter sa pêche à plusieurs restau- rants, soucieux de fraîcheur et de qualité, puis à rejoindre le marché où, heureusement, il pouvait compter sur des amis pour monter son stand.
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CHAPITRE QUATRE
MARDI
LE MARCHÉ bihebdomadaire de la ville de Vevey a lieu sur la place du Marché, chaque mardi et
le samedi matin. Pendant l’été, les samedis, cette manifestation se transforme en marché folklorique. Des animations confiées aux sociétés locales, de la musique, et surtout la possibilité d’acheter un verre et de le remplir à volonté jusqu’à treize heures d’un des meilleurs blancs du pays attirent une large foule, rigolarde, bruyante et colorée. Sur cette place et dans les rues livrées aux piétons, se pressent des stands de toute nature. On se promène parmi les frais légumes de la campagne, on y admire la belle charcuterie des artisans bouchers, on se laisse griser par les senteurs odorantes des épices venues d’ailleurs, on contemple olives espagnoles, huiles d’olives méditerranéennes, figues turques, savons de Marseille, nougat de Savoie, on est frappé par les odeurs plus soutenues des fromages à pâte dure et molle, on compare les vêtements, foulards et colifichets divers. Une harmo- nie bon enfant règne. On se promène tranquille- ment, furetant de-ci, de-là, souriant au spectacle d’un clown qui amuse les enfants avec des ballons et des grimaces, écoutant distraitement le musicien qui tente de se faire quelques sous, évitant le mendiant
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fidèle à son emplacement, soupesant la courgette qui attire le regard, regardant en coin le punk à crêtes rouge qui se gratte le piercing, détaillant la personne curieusement vêtue qui se tient à côté de vous et ne cesse de demander des renseignements à la vendeuse, mais baste, on a le temps…
Valmir Dragovic tient son stand vers le haut de la place, non loin de la Grenette sous laquelle se pressent les brocanteurs. Ses poissons congelés se trouvent bien au frais dans la remorque qui lui sert aussi de comptoir. Pour attirer les chalands, il a pré- paré un chevalet formé de deux grandes ardoises. Sur l’une des faces, il a écrit en grand à la craie : Ici, on s’arrête ! Sur l’autre face : Pas de boisson sans poisson. Et tant pis pour ceux qui n’apprécient pas les jeux de mots, les calembours et les à-peu-près, tant pis pour les grincheux et les pisse-froid ! Autant avoir des clients qui partagent son art de vivre. De toute façon, ce n’est pas en pêchant et en vendant du pois- son que l’on va faire fortune, alors…
À proximité du stand, abrité sous un parasol qui garde un peu de fraîcheur, Cyriel et quelques autres amis sont en train de siroter leur blanc, en bavardant gaiement, le stand de Valmir servant de stamm rituel chaque jour de marché.
À ce moment-là, trois clients sont devant son échoppe. Une petite dame âgée, qui hésite depuis un long moment, met la patience de Valmir, sur lequel le vin blanc agit déjà, à bout.
Décidez-vous, qu’on en finisse !
Ainsi bousculée, la vieille dame opte pour des filets de truite et puise longuement dans son porte- feuille usagé pour en sortir de quoi régler son achat
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à coups de petite monnaie fuyante, qui échappe sans cesse à ses doigts malhabiles.
Valmir la salue à peine pour servir le client sui- vant. Et encore, distraitement. Car, du coin de l’œil, il remarque la blonde sculpturale qui s’ap- proche, louvoyant dans la foule, évitant avec grâce les regards de convoitise des mâles présents. De longs cheveux bouclés qui lui tombent plus bas que les épaules encadrent un visage résolu et bronzé, une silhouette gracieuse et ondulante, une robe rouge, légère, dont le décolleté fixe l’attention, un sourire rayonnant. Elle se dirige droit sur son stand.
Cyriel se retourne à ce moment-là et l’aperçoit à son tour. Son visage s’illumine, il s’écrie :
Mais salut Estelle !
Valmir le regarde en ouvrant de grands yeux, bouche ouverte. Il ressemble à un de ses poissons morts.
Tu la connais ?
Une de mes fidèles clientes de la librairie.
Pousse-toi, je vais la servir.
Une vraie beauté, cette Estelle. Cyriel connaît son prénom, il n’a pas pu s’empêcher de la baratiner depuis qu’elle est entrée, voici environ deux mois, dans sa boutique. Elle cherchait des livres sur les anges et ça tombait bien car il en avait quelques- uns dans son stock. Elle avait pris cette ébauche de drague avec un sourire aussi désarmant qu’enjôleur et, depuis, c’est un jeu de séduction qui se déroule entre eux. Cyriel aimerait bien que cela devienne plus qu’un jeu, mais toutes ses propositions de ren- dez-vous se sont terminées par des échecs. Elle ne semble pas lui en tenir rigueur, puisqu’elle revient
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régulièrement à la librairie, parcourant sans relâche les rayons qu’elle a déjà examinés dix fois.
Cyriel est attiré par son côté énigmatique, éva- poré, rêveur. Elle semble parfois sur une autre pla- nète, comme perdue dans un monde imaginaire, loin des contingences terrestres. Par exemple, elle a du mal à se souvenir du titre des livres qu’elle a achetés la dernière fois. Une fois qu’il lui en a fait la remarque, elle a répondu de sa voix charmante qu’elle ne les avait pas encore lus, mais aussi, et sur- tout, qu’une fois lus, elle les oublie aussitôt. Elle se dit tête de linotte. C’est au point que Cyriel se demande si ce n’est pas lui qui l’intéresse, plutôt que le contenu de sa boutique. Il s’est ainsi mis à fantasmer et rêve de plus en plus souvent de captu- rer cette sirène dans ses filets.
Valmir cède la place à son ami, mais reste à ses côtés pour s’occuper de deux autres clients.
Alors, Estelle, tu as envie de lire l’avenir dans les arêtes de poisson ?
Mmmh, je ne sais pas si je vais prendre du poisson ou plutôt de la viande. Tu as décidé d’aban- donner la librairie et de te recycler comme vendeur au marché ?
Sa moue est une arme redoutable. Le sourire qui suit est un pur éclat de cristal. Ses yeux pétillent de malice. Sa longue chevelure dorée lui confère un air de noblesse.
Pour te plaire, je suis prêt à abandonner la pêche aux vieux bouquins pour partir à celle des poissons ou à devenir boucher ! s’exclame Cyriel avec emphase, boosté par l’alcool qui irrigue son sang.
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Elle se marre et son rire illumine la journée.
Ce ne sera pas nécessaire ! Qu’est-ce que vous avez comme poisson frais ?
Elle regarde Cyriel avec insistance, c’est à lui qu’elle s’adresse. Valmir se place en retrait, se détourne et en profite pour vider son verre qui l’at- tendait sagement sur un coin de son stand. Ils ont très rapidement passé au tutoiement, ce qui prouve qu’elle a du caractère. C’est peut-être cet aspect de sa personnalité, autant que sa beauté, qui a séduit Cyriel. Les blondes aux gros seins, O.K., mais les potiches vides, non merci ! Estelle réunit toutes les qualités.
Ils sont toujours frais, les poissons de Val- mir ! Sortis de l’eau, vidés, préparés, congelés ! Tout dans la foulée ! Nous avons de l’omble chevalier dont tu me diras des nouvelles !
D’accord. Mets m’en deux.
C’est pour offrir ? Tu as des invités ? Tu fêtes quelque chose ? Je peux venir ?
Toujours aussi curieux et entreprenant, je vois.
Il faut bien que j’aie un défaut.
Oui, mais il paraît qu’il est vilain.
Elle agite le doigt comme une institutrice blâ- merait un élève distrait. Cyriel rigole et c’est à ce moment qu’il remarque que son autre main, jusque-là cachée par le sac à main qui lui pend sur l’épaule, est sertie dans un bandage dont ne sor- tent que les doigts, encore colorés d’un liquide orange.
Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu t’es cassé quelque chose ?
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Une légère inquiétude marque le ton de sa voix.
Non, répond-elle en portant sa main bandée à hauteur de visage, je suis simplement très mal- adroite avec un couteau de cuisine. Quatre points de suture. C’est pour ça que je n’achète que du pois- son déjà vidé et préparé par les mains expertes de professionnels…
Il lui tend un sachet contenant les deux filets qu’il a pris dans la remorque.
Tu sais comment tu vas les cuisiner ?
J’ai trouvé une recette d’omble chevalier rôti à la vanille et j’ai envie de l’essayer. Il faut sim- plement prendre un bâton de vanille et gratter les graines dans le fumet de poisson, ce n’est pas diffi- cile. Je prendrai un couteau sans dents, au bout arrondi, et je suis sûre qu’un petit goût sucré se mariera bien avec ton poisson.
Perdu dans un fantasme naissant, Cyriel imagi- nait que les lèvres d’Estelle aussi devaient être sucrées.
Bon, ben à bientôt.
Elle agite la main en l’air, comme une duchesse agiterait un mouchoir.
Reviens quand tu veux. Tu sais où me trou- ver. Sauf les mardis et samedis matin, c’est Édouard qui me remplace !
Le rire d’Estelle était une cascade de plaisir. Cyriel la regarda s’éloigner. Il la perdit rapide-
ment de vue, la foule étant dense ce mardi-là.
C’est combien, cette barquette ?
La question le tira abruptement de la rêverie dans laquelle il glissait. Une cliente à chapeau
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violet – une horreur informe, ce couvre-chef – le regardait par-dessus ses lunettes avec un air pincé. Il fit un signe à Valmir, qui vint le remplacer pour servir cette nouvelle cliente et se détourna avec un sourire forcé.
Le marché était presque terminé. À une heure de l’après-midi, la plupart des commerçants étaient en train d’achever le démontage de leur stand. Divers véhicules utilitaires circulaient au pas parmi les étals, usant de patience et de klaxon si nécessaire pour se frayer un chemin, dont de nombreuses camionnettes à la carrosserie cabossée ; la manipulation des marchandises est une tâche souvent ingrate dont les traces restent longtemps visibles.
Comme de coutume, le stand de Valmir était animé. L’apéro avec les amis et les clients fidèles était une tradition que rien ne saurait troubler. Il com- mençait dès l’ouverture du marché et se terminait parfois longtemps après. Entre rires, plaisanteries, appréciations sur la qualité du vin, pronostics sur la prochaine victoire du Vevey-Sports ou du Barça, commentaires sur la politique du gouvernement, qu’il soit communal, cantonal ou fédéral, sur le défi- cit de la Fête des vignerons, les discussions s’ani- maient et enflaient plus le blanc coulait. Christian avait laissé sa boucherie entre les mains de son employé et avait amené deux bouteilles d’un vin français qu’il avait dû trafiquer en échange de Dieu sait quoi… Cyriel préférait ne pas le savoir.
Le problème avec Christian n’était pas son métier de boucher, profession honorable même si
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cruelle, mais indispensable pour nourrir une popula- tion de plus en plus répandue sur cette planète. Et Christian avait quelques spécialités renommées, dont sa fameuse saucisse aux choux qui parfumait à merveille le papet vaudois, et son sublime saucisson fumé dont il gardait secrets le mélange d’épices et la recette. Ce n’était pas non plus ses diverses activités douteuses, ses trafics plus ou moins licites avec l’autre côté du lac, ses relations un peu louches, ses magouilles plus ou moins nettes. Après tout, chacun a son jardin secret. Non, le problème avec Christian, c’est qu’il était le frère de Cyriel ! Et lorsque l’on est ou a été policier, voir son frère slalomer dans les embrouilles a de quoi vous foutre les boules ! Mais Christian restait tout de même le grand frère. Âgé de cinquante et un ans, il en avait six de plus que Cyriel. Avec une telle différence d’âge, ils n’avaient pas beaucoup joué ensemble étant petits. Pour Cyriel, Christian restait un peu une énigme. Pas un étran- ger, non, certes, mais une relation un peu distante, un frère dont il ne connaissait pas vraiment le fond du caractère, un proche dont le sourire narquois mas- quait des secrets. Il y avait une certaine gêne entre eux lorsqu’ils se retrouvaient seuls. En compagnie, comme ce mardi sur le stand, ça allait. Christian avait une forte personnalité qui en imposait et lors- qu’il prenait la parole, on l’écoutait. Doté d’une imposante carrure, grand et bruyant, il impression- nait par ce qu’il faut bien nommer « son charisme ».
Après avoir bu un ou deux verres, Cyriel prit congé de la compagnie et notamment de Valmir. Il lui demanda :
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Tu fais quoi, cet après-midi ?
Ouah, je vais faire un peu de guitare. Et puis après, peut-être une sieste. Ce soir, on verra…
Fais gaffe de ne pas te coincer les doigts dans les cordes ! Maladroit comme tu es !
Hin hin, je suis censé trouver ça drôle ?
Faut dire que depuis que Valmir avait coulé son premier bateau, le Sigma Draconis I, lors de sa pre- mière sortie sur le lac deux ans auparavant, Cyriel ne pouvait s’empêcher de le railler. Cette affaire avait coûté cher à Valmir et failli mettre fin à sa jeune entreprise, les assurances ne s’étant pas pres- sées de le rembourser. Heureusement que l’ex- beau-père de Cyriel, le banquier Jean-Jacques Decastel, propriétaire de la banque du même nom, lui avait donné un coup de main en lui prêtant de l’argent.
Bon, ben, à la prochaine.
Ouais, c’est quand tu veux. Tu me bigo- phones le jour d’avant, comme d’hab’.
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