Walter Vogt
Schizogorsk
Roman traduit de l’allemand par François Conod
B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R
« SCHIZOGORSK »,
QUATRE CENT SEIZIÈME OUVRAGE
PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,
A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION D’ALICE CONOD,
DE JANINE GOUMAZ ET DE DANIELA SPRING MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE
COUVERTURE : FRIEDRICH DÜRRENMATT, « CENTAURES EN COLÈRE »,
DÉTAIL, 1979, GOUACHE SUR CARTON, 71,8 X 101,8 CM, COLLECTION CENTRE DÜRRENMATT NEUCHÂTEL,
© CDN/CONFÉDÉRATION SUISSE
PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : HORST TAPPE,
© FONDATION HORST TAPPE PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY
IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR, À RIOM (OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)
TITRE ORIGINAL :
« SKIZOGORSK »
PREMIÈRE ÉDITION : ZÜRICH : DIE ARCHE, 1977 ÉDITION DE RÉFÉRENCE POUR LA TRADUCTION : WALTER VOGT, « SCHIZOGORSK »,
« WERKAUSGABE ». ZWEITER BAND, ROMANE II. NAGEL & KIMCHE IM CARL HANSER VERLAG MÜNCHEN, 1991
ISBN 978-2-88241-454-0 TOUS DROITS RÉSERVÉS
© 2019 ELISABETH VOGT-SCHWARZ, MURI BEI BERN POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE :
© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE
Il existe un préjugé fondamental enraciné dans l’expérience immédiate du caractère terrible de la catastrophe schizophrénique… De manière irra- tionnelle, on tire alors de cette expérience la convic- tion que quelque chose d’aussi inouï doit donc avoir des causes inouïes, incompréhensibles, mystérieuses. Longtemps, on n’a pas réfléchi aux conséquences d’une pensée à ce point imprégnée d’affect : si nous cherchons les causes d’une maladie dans un autre monde, il sera difficile de les y trouver, car nous sommes sur terre et dans notre monde.
MANFRED BLEULER, 1970
CHAPITRE PREMIER
L’HOMME DU MARDI-À-CINQ-HEURES
Tu le vois, je détruis ce que j’avais bâti, j’arrache ce que j’avais planté.
Et toi, tu réclamerais pour toi de grandes faveurs ?
JÉRÉMIE 45, 4-5
JE SAIS que je ne devrais pas boire de whisky
avec mes patients pendant la consultation. Pas d’al- cool du tout. La plupart de mes collègues condamne- raient mon attitude – mais ils la comprendraient aussi. Tout comprendre, trouver une explication à tout: c’est notre métier, n’est-il pas vrai… Et puis, je ne le fais que très exceptionnellement, quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Depuis plus d’un an, je ne bois pratiquement plus d’alcool. Non que j’en fasse un principe: simplement, je m’abstiens. J’offre du vin à mes invités, et moi-même je bois du jus de raisin. Ça m’est égal, je n’aime pas tellement le vin, et j’ai appris à en redouter les conséquences.
Mais avec cet homme, le fait est que je bois une gorgée de whisky à chaque fois qu’il vient. Il
dit qu’il en a besoin, sinon il se sent tendu, insuffisamment relaxé. Le whisky, c’est lui qui l’apporte, du Black & White ; je conserve la bou- teille dans ma petite armoire rouge, l’armoire aux poisons, couchée, car les rayonnages sont étroitement superposés. Le bouchon à pas de vis a tenu le coup pour l’instant, la bouteille est éti- quetée à son nom et porte une date – celle du jour où nous l’avons entamée. Je n’aimerais pas avoir à me reprocher plus tard de l’avoir poussé à boire, je tiens à garder un certain contrôle sur sa consommation et sur la mienne. Bref, je traite le whisky comme ce qu’objectivement il est : une drogue dangereuse provoquant l’accoutumance, dans le cas particulier un médicament très effi- cace qui devrait figurer dans la loi sur les stu- péfiants.
Là-dessus, les scientifiques ont beau être una- nimes, il est certaines instances plus fortes que les scientifiques.
Le Black & White provient d’un discount – en homme bien élevé, mon client a gratté le prix, mais d’ici à éliminer avec les ongles toute trace de la petite étiquette autocollante, voilà un pas qu’il n’a pas franchi.
À chaque fois, c’est le même cérémonial.
Peu avant cinq heures, je l’entends arriver. Il entre sans sonner, comme tous les patients qui vien- nent sur rendez-vous, il referme la porte d’entrée sans douceur exagérée, sans non plus la faire cla- quer, ce qui pourrait dissimuler de l’embarras et un manque de confiance en soi ; puis il passe sans hési- ter à la salle d’attente, au fond.
Je prends congé de son prédécesseur, un jeune névrosé, je grimpe vite à l’étage, bois une gorgée d’eau minérale ou une tasse de thé – ma consom- mation de liquide est monstrueuse –, j’échange quelques mots avec ma femme.
J’ai mon cabinet de consultation dans ma propre maison. La maison a presque quarante ans. Un peu délabrée, elle est située dans un jardinet de banlieue (862 m2) qui prospère depuis au moins quinze ans sans arrosage des arbres, sans aucun poi- son végétal ni animal, un coin qui croît et s’épa- nouit tant bien que mal selon les principes de la culture biologique. Ma femme, comme on dit, « a les doigts verts », et moi j’aime les oiseaux depuis ma première année d’école ; depuis peu, je crois que tout cela ne pourra continuer que si nous nous y mettons tous, chacun à notre modeste place. Si au moins tous les jardins étaient préservés des poisons, voilà qui ferait un pourcentage appréciable de la surface cultivable de notre pays.
J’habite avec ma famille le premier étage et le toit mansardé. Au rez-de-chaussée, on accède d’abord par un petit vestibule d’où monte l’escalier qui mène à l’étage. À gauche se trouve mon cabi- net ; à droite de l’escalier, la porte de la salle d’at- tente ou, pour être plus exact, pas uniquement de la salle d’attente, mais de tout le petit appartement du rez que mes parents ont habité durant quelques années. Sur la porte, un petit écriteau en émail indique « Salle d’attente ». Plus à droite, juste en face de la porte d’entrée, nous avons fait installer un nouveau W.-C. pour les patients, avec un lavabo : énorme cube peint en blanc, étincelant d’hygiène.
Ces toilettes sont pourvues d’une aération automa- tique, le ventilateur continue à tourner deux minutes après l’extinction de la lumière. En tout, sur une surface minuscule (huit mètres sur douze), la maison comprend dix pièces, trois salles de bains et quatre W.-C., dont un seul combiné avec une salle de bains.
Mon père a construit la maison en 1937.
En 1961, on a aménagé les mansardes pour ma famille, avec un salon de deux étages, à ma demande. En 1972, on a gagné la surface du cabi- net médical sur celle du salon au rez-de-chaussée, quelque peu surdimensionné.
Depuis peu, nous utilisons la chambre du fond dudit appartement comme salle d’attente. Elle est assez grande, les murs sont repeints à neuf, en blanc ; le sol est recouvert de moquette grise d’une laideur exceptionnelle. Il s’y trouve un vieux piano à queue de longueur raisonnable, un Blüth- ner (part d’héritage), ainsi qu’un chandelier de Margrit Linck, 3052 Reichenbach, office postal de Zollikofen près de Berne. Sur le piano, un cheval ailé et un autre dépourvu d’ailes, sculptures tex- tiles de Maya Müller, la mère du clown Dimitri. Deux chaises de jardin bleues, un lampadaire rouge, plus loin un vieux lit sur lequel les patients peuvent s’étendre lorsqu’ils sont fatigués ou s’éva- nouissent. Le soir, nous nous asseyons sur ce lit et regardons le « Journal télévisé ». Le petit télévi- seur portable est japonais, bon marché, il repose sur un superbe meuble à roulettes des années trente – années de progrès – lequel provient du ménage de mes parents.
Depuis peu, nous sommes raccordés à une antenne collective, mais notre petit téléviseur noir blanc ne peut pas y être connecté.
Nous nous contentons du programme suisse. La fenêtre de la chambre est assez grande,
donne à peu près sur l’ouest, on ne voit pas grand- chose de plus que le mur jaunâtre d’une maison voisine datant de 1938. Au-dessus de la fenêtre de la salle d’attente, il y a un petit balcon qui mange la lumière ; devant, un pommier qui croît sauva- gement ; ces dernières années, il a poussé bien plus haut que le balcon. En mai, il porte de grandes fleurs au doux parfum, et en automne une quan- tité de fruits minuscules, rouges et douceâtres qui ressemblent aux pommes des livres d’images. Elles n’ont pas de nom, sont parfaites pour le séchage.
On parvient à la salle d’attente par un étroit corridor recouvert depuis peu d’une natte claire en fibre de coco ; on longe les W.-C., la salle de bains et la kitchenette de l’(ex-)appartement du rez-de- chaussée.
Quant à moi, je trouve que le tout a l’air un petit peu trop privé, mais il semble en général que cela ne dérange pas mes clients. D’ailleurs, quelques-uns préfèrent rester assis dans le corridor, sur un fauteuil-corbeille laqué blanc qui grince et craque au moindre mouvement, à côté d’une fenêtre fleurie dans laquelle reposent moins de fleurs que de tessons, de cailloux, de coquillages ramenés par ma femme lors de promenades et de voyages. Contre la paroi du cabinet de consultation, il y a le secrétaire bleu de ma femme. Il contient
tous nos comptes et nos relevés d’impôts. Mais cela, mes patients ne le savent pas.
Sur le secrétaire adossé à la paroi blanche, une lampe de bureau à bras extensible, blanche elle aussi ; à gauche de la lampe, dans un cadre Huber de 50 sur 50, une gouache d’Alfred Jensen de Glen- ridge N.J., (pas N.Y.), 07028 U.S.A., Danois d’ori- gine qui a vécu son enfance au Guatemala. Le tableau représente un oiseau-lézard meurtrier, avec quelques taches de couleur. Jensen m’a offert cet oiseau pour mon anniversaire, en 1974, à l’époque où je n’allais pas trop fort – il y a longtemps que je désirais un oiseau de lui ; c’est assez spécial, un oiseau créé par un peintre qui, depuis des années, ne peint plus que des carrés…
Directement à côté de la porte du cabinet, un peu plus bas que l’oiseau de Jensen, est suspendue une vitrine à papillons de Salvisberg. La caissette est blanche, les quatre fois quatre papillons sont bigarrés, fantasmagories typiques du tempérament poétique et enfantin de Ben.
Sur le secrétaire bleu repose un petit vase de Margrit Linck avec des primevères bleues, rouges et jaunes et de la bruyère du jardinet ; nous sommes en mars, un jour nuageux et frais, quelques éclaircies vers le soir, les rouges-gorges chantent leur strophe vif-argent – l’un dans le jardin devant la maison, l’autre dans les taillis derrière ; les tourterelles turques jasent, roucoulent et claquent des ailes, elles ont fait leur nid pouilleux sur le bouleau devant la fenêtre de mon bureau.
Au pied du petit vase, cinq cailloux plats de l’Aar, peints par Michael pour sa mère quand il
était petit garçon ; chacun de grosseur différente, d’une autre couleur, ils portent tous un visage, représentent ma famille.
Dans la salle d’attente, sur la tablette de la fenêtre datant de 1937, sont déposées quelques revues et livres récents. Le vieux Blüthner est en général mis à contribution par les étudiants du séminaire pédagogique ; ils y jouent une mélodie entraînante, grâce à quoi on peut les distinguer des autres clients.
Mon patient est assis sur une chaise de jardin bleue, il lit à la lueur de la lampe de bureau bien que maintenant, fin mars, le jour dure à nouveau plus longtemps.
Je franchis le seuil, le salue ; il se lève, je l’ac- compagne le long du coin cuisine, de la salle de bains, des W.-C. de l’appartement du rez, à travers le petit hall d’entrée jusqu’à la porte du cabinet de consultation. Devant la porte, il ralentit le pas, je le précède, j’appuie sur la poignée et le fais entrer.
L’homme s’assied tel un automate sur la chaise des patients. Je ferme la porte qui mène à la petite tonnelle devant le cabinet, surmontée d’une gigan- tesque terrasse de béton qui mange énormément de lumière. C’est à peine si on entend encore le chant du rouge-gorge.
Je dois fermer la porte parce qu’il fait frais et parce que, à intervalles irréguliers, un de ces quelconques bien portants nous survole avec une machine volante tonitruante, vrombissante, tronçonnante. De temps en temps il y en a une qui s’aventure à beugler directement au-dessus de ma
maison. Alors je dois interrompre l’entretien théra- peutique pour trente à quarante-cinq secondes. De temps en temps, il faut aussi remplacer des tuiles. À part ça, le bruit des avions n’est pas trop grave. C’est dire que j’appartiens sans doute déjà aux créa- tures émoussées, animalisées, à qui ça ne fait plus rien… Seuls mes clients me jettent des regards hagards, anxieux, quand ça pète et fuse dehors – car qui n’y connaît rien prend les lieux pour un calme quartier résidentiel.
Entre les consultations, j’aère la pièce – pas uniquement parce que moi et mes patients fumons trop –, cela fait partie intégrante du service. De même, je vide les deux cendriers de verre, les essuie avec une serviette en papier après chaque consulta- tion.
En général, je me limite à quatre cigarettes par heure. À cet effet, je consulte discrètement ma montre-bracelet tous les quarts d’heure – certains croient alors que je suis impatient, ou ennuyé, ou nerveux. Du coup, ils regardent l’heure eux- mêmes et sont un peu décontenancés. J’assume cet effet secondaire. Souvent, je me contente de compter les mégots dans le cendrier. Quand il y en a quatre, j’arrête et, pendant le reste de l’heure, mordille le fume-cigarette recommandé par la Faculté. Le cabinet de consultation est carré, sa surface comprend plus ou moins exactement quinze mètres carrés : selon les standards interna- tionaux, le minimum absolu pour ce genre de pièce.
Mon client est assis en face de moi, sur une vieille petite chaise cannée recouverte d’un coussin
bleu à fines rayures. J’offrirais volontiers à mes hôtes un siège plus grand et plus confortable mais, premièrement, j’ai constaté que les patients n’ai- maient pas être assis à l’aise ; deuxièmement, entre la petite armoire rouge à poisons et l’inévitable divan, il n’y aurait pas la place pour un fauteuil vraiment bon, un fauteuil généreux.
Le divan est recouvert d’une couverture en poil de chameau de Fès. L’homme est assis dans le coin le plus sombre de la pièce, bien à l’abri – d’un autre côté, je compense un peu cette situation par le fait que j’ai allumé le lampadaire métallique dans son dos, lequel jette sa lumière au plafond.
Le cône lumineux de la lampe articulée au- dessus de mon bureau vient s’échouer sur le plateau laqué de blanc. De ce fait, je suis un peu plus dans le noir qu’on pourrait croire, étant donnée cette place en pleine lumière des fenêtres de 1937.
J’ai un fauteuil tournant surdimensionné, orientable et inclinable, recouvert d’un cuir nappa rouge cerise ; quand je me penche en arrière, je suis presque couché. Sans doute ai-je besoin de cela.
Nous nous sourions bêtement, l’homme – mon client – et moi. À côté de l’armoire rouge, par terre, un vase en céramique blanche, mate, de Margrit Linck. L’homme contemple les fleurs que ma femme a mises dans le vase : un lis turc exotique avec de minuscules fleurs d’un rouge laqué, une petite rose rouge pâle, une tulipe rouge qui n’est pas encore ouverte, une branche de bruyère et une clochette de Pâques jaune, un peu fanée. La bruyère vient du jardinet, les autres fleurs de l’horticulteur d’à côté.
Sur la tablette de la fenêtre, contre laquelle s’appuie mon bureau, il y a un objet rouge en verre de Murano, en forme de chapeau du doge de Venise. Beaucoup de rouge, surtout à la sombre saison.
Dans le coin à gauche, à côté de la porte du cabinet, peint en beige clair, le hideux coffre-fort dont je ne puis me passer, car je suis détenteur de secrets. Dessus, dans une caissette en plexiglas, quelques livres ; à côté, un beau vase surréaliste de Margrit Linck, pièce unique qu’elle m’a offerte, dans des tons bruns genre Braque, avec une spirale blanche sur le ventre. Une fois, quand il était encore sur un rebord de fenêtre, le vase s’est ren- versé parce que nous avons encore ces espagnolettes inhabituelles datant de 1937 ; alors je l’ai recollé maladroitement avec de la Uhu hart.
Entre le coffre-fort et la porte, en réserve, un fauteuil de bureau recouvert de gris foncé. Il faut le tirer de côté pour ouvrir les tiroirs inférieurs du coffre-fort.
Au pied du fauteuil, un petit radiateur élec- trique, la prise est juste à côté de la porte. Fixés au flanc libre du coffre-fort, quatre éléments modernes en plexiglas, de forme prétendument plaisante à l’œil, dans lesquels se trouvent d’autres livres psy- chiatriques, alibi de mon métier universitaire. Tout en haut, un lion en chocolat – un multiple de Die- ter Roth – ; par-dessus, renversé, un aquarium de plastique transparent, d’une laideur difficilement surpassable quant à sa forme et son matériau, mais bon marché ; il le fallait, le vieux chocolat pue. De surcroît, j’ai pulvérisé un insecticide sur le lion en chocolat – après tout, il s’agit d’un objet d’art à la
valeur plus ou moins durable. L’artiste espère sans doute que le lion tombera progressivement en miettes, selon une théorie à la mode sur la nature périssable de tout ce qui est périssable, mais je me suis renseigné : le chocolat tient des siècles si on ne commet pas d’erreur.
Sur l’armoire à poisons, il y a un autre vase de Margrit Linck, une création ventrue, brun écru, avec un nombril et, gravée sur l’encolure, une sorte de visage. Depuis quelque temps, le visage me rap- pelle les masques mortuaires en or de Mycènes. Le vase est posé sur un vieux miroir de salle de bains que j’ai couché sur la petite armoire afin de disposer d’une surface plus ou moins clinique au cas où
c’est rare –, je devrais tout de même une fois ou l’autre vider une ampoule.
Sur le plafond enfumé, une série de taches brunes : Valium que j’ai fait gicler jadis pour vider la seringue de son air.
Ma fille rentre à la maison. Le cochon d’Inde lui dit bonjour, il siffle joyeusement comme un petit oiseau. En général, il ne salue que ma fille
un animal attachant et intelligent. Lorsque ma fille a eu un pied dans le plâtre, il lui a fallu trois jours pour reconnaître son pas. Et quand on a enlevé le plâtre, à nouveau deux ou trois jours pour qu’il se réhabitue. Ma fille donne à son cochon d’Inde des feuilles de salade sorties du frigo, elle lui parle, puis elle va au salon dire « Bonjour » à ma femme, sa mère, assise tout en haut sous le toit, occupée à coudre.
Certaines choses, je les sais ; d’autres, je les entends.
Au bout d’un moment, ma fille passe dans sa chambre et joue de la guitare en chantant la triste chanson « Dällebach-Kari » de Mani Matter dans le film du même nom… Tout le monde peut l’en- tendre. La maison, pour ainsi dire, est entièrement acoustique.
Beaucoup de bruits pénètrent dans le cabinet de consultation mais, à moins qu’on ne beugle car- rément, rien n’en sort à travers la lourde porte. J’ai soigneusement vérifié la chose.
Je me demande souvent ce que mes clients pen- sent des nombreux bruits de cette maison, presque impossibles à interpréter. La plupart d’entre eux sont probablement trop préoccupés d’eux-mêmes pour les percevoir, les autres trop bien élevés pour dire quoi que ce soit.
Sur le bureau, juste le strict nécessaire : un sous- main noir, des bacs en plastique pour les fiches d’or- donnance et les petits cartons, comme chez le den- tiste, où je note le rendez-vous suivant, « en cas d’empêchement prière d’avertir vingt-quatre heu- res à l’avance », et au verso le texte d’un magnat de l’industrie chimique à vocation planétaire :
« Les produits pharmaceutiques XYZ Leur réputation mondiale se fonde sur une recherche systématique
des tests minutieux une tradition de qualité. »
Inimitable modestie, retenue typiquement bâloise, dans le style d’une information sobre plu- tôt que d’une publicité. C’est d’ailleurs la même firme qui m’offre les fiches d’ordonnance. Là, c’est tellement discret qu’il n’y a même plus de texte
publicitaire. Si tous les médecins suisses n’avaient pas les mêmes, on pourrait croire qu’il s’agit d’im- primés privés.
Deux pharmacopées, pour consultation ; un autre bac de plastique gris avec la correspondance en suspens ; de quoi écrire, de quoi fumer, et bien entendu un téléphone – un appareil noir, trapu, prévu pour pouvoir être commuté sur la ligne pri- vée. Le téléphone est posé sur un vieux répondeur, un alibiphone gris perle, boîte mastoc de l’espèce qu’on appelait jadis Functional beauty, soit d’une suprême atrocité.
Je ne doute pas que l’homme du jour – les patients en général – contemple à chaque fois mon bureau avec minutie, s’en étonne. Son regard m’ignore pour se porter sur la paroi blanche presque vide. Au milieu de la paroi, un petit mor- ceau de bois carré, peint par Michael, mon fils : oiseau irréel, jaune et rouge sur fond noir. Sous le bras de la lampe pend une petite gouache gris- blanc de Salvisberg : le château de Chillon ; écrite dans le ciel, une devise que le patient ne peut sans doute pas déchiffrer depuis sa place ; le cadre est peint en bleu avec des étoiles jaunes.
Au-dessus de l’armoire aux poisons, une huile : un pape accompagné de deux cardinaux et flanqué de deux chiens. Il rend visite à un ermite dans la forêt. Les chiens ressemblent à la louve romaine.
Au-dessus du divan, un mètre carré de bleu avec une comète d’une précision enfantine – le patient sur le divan doit se sentir comme l’enfant Jésus dans la crèche… Et dans la niche plate au pied du divan, une caissette avec toutes sortes
d’objets, dans le coin en haut à droite un roitelet empaillé, avec une tête d’épingle bleu clair là où était l’œil. À droite à côté de la porte, au-dessus du fauteuil de secours déjà mentionné, dans un cadre en bois de 50 cm sur 70, le mot « Vérité » écrit en miroir – la vérité inversée, la vérité des psychiatres.
Je trouve que la petite pièce est trop décorée. La moquette gris clair absorbe les bruits.
Le rituel, je l’ai dit, est à chaque fois le même. Je demande :
« Comment ça va ?» L’homme hausse les épaules.
« Ça va. Des hauts et des bas. »
Cette semaine, il ne s’est rien passé de particu-
lier.
Après ma première cigarette, à plus ou moins
exactement 17 heures 16, je demande comme à chaque fois :
« Un petit coup de whisky ?» Il opine.
Je monte chercher les verres, sur un petit pla- teau rond.
Je pose le plateau avec les verres sur un guéri- don hexagonal, vert mousse, du genre égaré hors d’un boudoir ; je pousse le guéridon vers le milieu, entre mon client et moi.
Puis je sors la bouteille de l’armoire rouge.
Là, le patient doit écarter un peu sa chaise. Je verse – toujours la même quantité – et je remets la bouteille dans la petite armoire. L’homme retourne avec sa chaise à la position de départ. Il a compris depuis longtemps à quel point ça m’exaspère quand la chaise du patient n’est pas à peu près exactement
au milieu entre l’armoire aux poisons et la tête du divan.
Nos verres de whisky sont l’un à côté de l’autre, exactement dans l’axe de symétrie entre lui et moi, si on comprend ce que j’entends par là, c’est-à-dire que j’ai renoncé à tourner le plateau de façon à ce que, par exemple, son verre soit un peu plus près de lui et le mien de moi.
Nous bavardons par-dessus les verres. Cela aussi fait partie du rituel. À 17 heures 21, le télé- phone sonne à l’étage, sur la ligne privée. J’entends ma femme descendre l’escalier de bois depuis le salon en duplex.
Le téléphone cesse de sonner. Ma femme descend plus bas. Elle frappe.
Je crie :
« Oui – entre !»
« Un appel pour toi, dit ma femme. Sur la ligne privée. »
Je lui jette un coup d’œil interrogateur.
« Une clinique de Hambourg », dit-elle. J’essaie de m’imaginer ce qu’une clinique de
Hambourg peut bien me vouloir, et comment cette clinique de Hambourg a trouvé mon numéro privé.
« Tu ne peux pas les faire attendre, j’imagine », dit ma femme.
Elle se précipite en haut pour dire que j’arrive. Je grommelle une excuse, mon client sourit avec compréhension ; mine de rien, j’emporte son dossier – à mon avis, il n’a pas besoin de lire mes
notes par trop subjectives sur son cas.
Il se trouve que j’ai une écriture lisible.
En passant, je referme la serrure du coffre-fort d’acier, mesure superflue, un peu ridicule selon moi, mais il m’arrive d’être hyperprudent. Peut- être y a-t-il aussi une intention là derrière : je veux montrer ma méfiance à l’homme, ou alors je veux qu’il se sente rassuré par ma discrétion, mon main- tien absolu du secret.
Je ne ferme pas complètement la porte du cabi- net, mon client doit se savoir surveillé et observé. Puis je me rue dans l’escalier, en direction de l’ap- pareil.
Une voix agréable de téléphoniste me com- munique le nom incompréhensible d’une cli- nique et me demande quelques instants de patience. Elle veut me passer le professeur Machinchose. Là non plus, je ne comprends pas le nom du professeur.
J’attends.
Curieusement, dans de pareils moments, j’ai toujours mauvaise conscience, comme si j’avais négligé quelque chose, commis une erreur et qu’on vienne me demander des comptes. Cas le plus vraisemblable : un de mes patients a fait le voyage de Hambourg et a atterri à la clinique. Personne ne peut me le reprocher, mais ces inci- dents sont tout de même désagréables. Voilà qui explique pourquoi j’ai toujours ce sentiment pénible.
Le professeur est apparemment difficile à at- teindre.
Au bout d’une minute environ, au lieu de sa voix, c’est la tonalité continue qui se fait entendre.
Je raccroche.
Il rappellera, s’il a vraiment quelque chose à me demander. Je passe au salon, monte l’escalier de bois et dis à ma femme que l’appel n’a rien donné.
Elle ne s’en étonne pas.
Au retour, je ne me dépêche nullement, jette même un coup d’œil aux journaux bien que je les aie déjà lus à midi. Je suis un peu absent, distrait
plutôt : je me trouve dans un état d’attention flot- tante, prêt à écouter la voix de l’inconscient.
Peut-être bien que j’attendais quelque chose comme ce coup de téléphone.
En tout cas, ce n’était pas mal visé : précision indubitable.
À 17 heures 21, avec une probabilité frisant la certitude, le whisky était versé mais à coup sûr pas encore bu. À un correspondant suisse, ma femme aurait certainement dit de composer le numéro du cabinet ou de réessayer en soirée. Avec un profes- seur de Hambourg, c’était moins faisable. Et trou- ver un correspondant inconnu à Hambourg, même Interpol n’essaierait pas. Au cas où l’appel venait effectivement de Hambourg.
Deux faits s’y opposent : la fille parlait certes un allemand impeccable, mais sans cet accent typique de la côte nord, du moins à mes oreilles. Et puis, il m’a semblé que la ligne muette faisait un bruit suisse et non étranger.
Peut-être me trompais-je. Ce n’était rien, sans doute.
Il y a une chose que la mystérieuse correspon- dante ou son mandataire ne pouvait pas savoir : j’ai beau avoir une fort mauvaise mémoire des gens, les voix s’imprègnent chez moi de façon indélébile.
Donc, je redescends à mon cabinet de consulta- tion, je me laisse tomber dans mon fauteuil et je dis :
« Quel métier abominable – »
Mon client ne pose pas de questions. Il est vrai que je ne lui demande rien.
Je m’allume une cigarette. Le briquet renâcle. Je regarde prudemment par-dessus. Le dossier, je l’ai reposé sur le bureau. L’homme est assis plutôt sagement sur sa chaise cannée inconfortable.
Les deux verres de whisky sont toujours sur le plateau, pleins. Oui mais voilà : un des verres se trouve un tantinet plus près de moi, comme une aimable invitation personnelle, l’autre est plus proche de mon client, l’homme-du-mardi-à-cinq- heures. Par conséquent, quelqu’un a dû tourner le plateau de quelques degrés.
Parfois, j’imagine, on veut en faire trop. Je crois me souvenir que l’homme est gaucher. Je parcours discrètement le dossier – effectivement, il m’en a parlé lors de la première consultation ; parce que ce n’est pas tout à fait indifférent, et parce qu’il en a souffert à l’école ; de même plus tard, professionnel- lement.
Et je l’ai noté. Je suis pédant à ce point. Seuls les événements vraiment marquants dans la vie de mon protégé, je ne les note pas : on s’en souvient et en outre, je n’ai pas tout à fait confiance en mon coffre-fort.
Souvent, nous nous taisons l’un et l’autre, rien de bien particulier. L’atmosphère est détendue, je trouve. Je m’incline en arrière dans mon fauteuil. Je porte mon alliance à la main gauche, mais elle ne
se voit sans doute pas trop, et pour un gaucher, elle pourrait donner l’impression d’être portée à la main droite, surtout dans un moment d’attention dis- traite ou exagérée.
Le pullover bleu avec ses longues manches recouvre la montre-bracelet au poignet gauche.
Je me redresse, me penche en avant et, de la main gauche, m’empare du verre de whisky qui ne m’est pas destiné.
Involontairement, l’homme tend également la main gauche vers le verre.
Nous levons nos verres, faisons santé en silence. Je soupire et avale mon whisky d’un coup. Mon client m’imite. Ensuite, de la main gauche, je pose mine de rien le verre sur la surface blanche du bureau ; rien de remarquable, le bureau est de toute façon à main gauche – ce qui n’est pas pratique, car je suis exclusivement droitier. Mais parfois, je trouve que cela a ses bons côtés. Peut-être faut-il que je mentionne ici le fait que, pendant la consul- tation, je ne me retranche pas derrière mon bureau
je me tourne ouvertement vers mon patient, sans protection, comme s’il était mon hôte.
L’homme repose soigneusement le verre sur le plateau. Il m’a sous-estimé – à moins qu’il ne soit un brin trop raffiné, ce sont des choses qui arrivent. Ou alors c’est moi qui me suis trompé à son égard, et il comptait que ce soit moi qui soit un soupçon trop raffiné. Je pense que c’est moins vraisemblable. Il ne me connaît pas à ce point. D’expérience, l’état d’at- tention indécise, flottante, est difficile à cerner par nos clients; nous devenons en quelque sorte un miroir dans lequel chacun peut se voir. Sigmund Freud dixit.
En général, ils nous surestiment. Mais il arrive que l’un d’eux nous sous-estime au moment déter- minant.
Nous nous plongeons dans une conversation. Toujours la même chose. À 17 heures 47, je lui fais comprendre que j’en ai assez d’entendre ses plaintes et ses sempiternels reproches. Il se lève immédiate- ment.
Je dis :
« Même jour, même heure. »
L’homme remercie, prend congé et sort.
J’emporte les verres de whisky à l’étage. Le client escompte probablement que je les rince, car je suis un peu maniaque. Je ne le fais pas. Pas cette fois. Je les mets sans les rincer dans le lave-vaisselle. Après le souper, ou seulement demain matin, ma femme mettra la machine en marche – un processus incroyablement radical, irréversible, une surcharge inouïe pour l’environnement, et qui durera une bonne heure. Advienne que pourra. D’ici là, laisser une chance à l’enquêteur en mal d’indices. Juge- ment de Dieu. Je n’ai certes pas d’alibi – mais : pas de mobile non plus.
J’aère le cabinet de consultation, je vide les cen- driers, les essuie, sors sur la terrasse : ciel bleu, mois de mars, nuages blancs crayeux, les troncs des bou- leaux luisent dans le crépuscule. Je vais chercher une cigarette et la fume entre deux consultations.
À l’heure qu’il est, si je ne m’abuse, soit je suis un assassin, soit un cadavre en sursis. Ou alors, je souffre d’un complexe de persécution.
La dame vient toujours trop tôt. Elle s’assied dans le fauteuil-corbeille blanc qui craque et elle attend. Je la connais depuis assez longtemps.
Elle lit le livre à disposition près du fauteuil, sur le rebord de la fenêtre du hall d’entrée. Depuis qu’il est là, elle lit toujours le même livre. Tout le monde lit ce livre. Je l’ai mis une fois derrière, dans la salle d’attente, parce que je préfère que mes clients attendent derrière. Mais la dame au chapeau noir l’a remis devant.
Je la prie d’entrer dans le cabinet, elle se laisse tomber sur la chaise des patients, soupire. Puis elle se reprend, ôte ses bottes blanches laquées et pose ses pieds sur le guéridon vert mousse, là où se trou- vaient tout à l’heure les verres de whisky. Comme chaque fois, j’ai dû passer à côté d’elle avec les verres vides.
Quand elle vient très tôt, elle boit une tasse de thé avec ma femme.
Elle se remet à soupirer, s’appuie au dossier et se tait.
Je dis quelque chose d’encourageant, demande :
« Comment ça va – ?»
La question est déplacée et bête, je le sais, elle le sait aussi, une patiente expérimentée, mais je ne trouve pas de meilleure introduction. La question signale que je suis prêt à l’écouter, dossier médical sur la table, cigarette aux lèvres, répondeur auto- matique sur « un », comme toujours le soir à six heures. L’heure calme de six à sept, l’heure margi- nale que chacun aimerait obtenir, l’heure qu’on peut passer chez le psychiatre sans que l’employeur le sache. Cela ne joue aucun rôle chez la dame au
chapeau noir. Il y a longtemps qu’elle n’a plus d’employeur, ni même de famille. Non qu’elle soit tellement vieille, mais elle passe pour malade.
Un grand visage blanc, des lèvres rouge oriflamme, de vastes yeux sombres, brillants, aux larges pupilles – des « yeux de vache », auraient dit les Grecs antiques ; les médecins d’un certain âge auraient peut-être eu un soupçon : atropine.
« Cette fois vous lui avez été utile », dit la dame.
« À qui ?»
« Au jeune homme qui passe avant moi. »
« Ah bon ? »
« Il avait l’air si – fringant. Guéri. »
J’écoute très attentivement ce que dit la dame. Je crois un peu aux facultés extrasensorielles de ceux qui sont « de l’autre côté ». Bon – cette fois donc ça aurait réussi, selon elle. Je m’efforce de ne rien laisser transparaître. Je sens qu’un mince sou- rire flotte sur mes lèvres.
Le sourire est censé la remercier de son aimable attention. Il est suffisamment rare qu’on puisse aider quelqu’un, le guérir, en tant que neu- ropsychiatre – si rare que parfois on oublie presque qu’il s’agit ou devrait s’agir du but de nos efforts. D’un autre côté, qu’est-ce que ça veut dire,
« guéri »?
En psychothérapie, personne ne sait comment on pourrait définir une chose aussi sotte que le suc- cès thérapeutique. Je suis prudent, je ne parle pas d’un autre client avec mes patients, encore moins de l’homme-de-cinq-heures avec la dame-de-six- heures ; de lui, elle sait en tout cas que nous buvons
un whisky ensemble, en infraction aux règles de l’art. Elle doit aussi avoir entendu que j’ai mis les verres dans la machine à laver sans les rincer aupa- ravant, à condition qu’elle n’ait pas été trop profon- dément plongée dans son livre.
Je ne sais pas si cela jouera jamais un rôle ; et si oui, dans quel contexte ; pourtant, j’aimerais qu’elle se souvienne.
Un peu abruptement, je dis :
« Ces lave-vaisselle sont une aide précieuse pour les ménagères. Il suffit de mettre les choses dedans – »
J’ajoute :
« Sans les rincer au préalable. »
« Des verres à whisky – ?, dit-elle avec mépris.
Mais ils n’ont rien, pas de graisse – rien… »
« Justement », dis-je.
J’espère qu’elle voit à quel point j’aurais aimé lui demander son sentiment exact sur l’homme-de- cinq-heures. Qui plus est, j’aurais de toute façon aimé parler de lui avec quelqu’un – avec n’importe qui.
Mais c’est justement ce qui ne va pas, en tout cas pas avec la dame-de-six-heures. Et je ne peux pas accabler ma famille de confidences de patients, à cause du secret médical, et de toute façon.
J’oublie le jeune homme.
Sans doute ne s’est-il absolument rien passé.
Je suis simplement nerveux, irrité, et je souffre d’un complexe de persécution. D’ailleurs, au cas où il se serait passé quelque chose, je l’apprendrai bien assez tôt.
Je me tourne vers la dame.
Elle se recroqueville dans son univers, m’en fait parvenir des nouvelles dans un code énigmatique dont elle entend que je le déchiffre. Comme toujours, j’entre dans son jeu. Il est vrai que je n’ai pas le choix. Extérieurement, il s’agit d’un entretien tout à fait normal, bavardage, conversation – mais à l’in- térieur, au tréfonds de ses entrailles offertes sans trêve au scalpel du chirurgien, il se passe tout à fait
autre chose.
Elle se plaint.
Il y a longtemps que je connais ses plaintes, elle le sait. Et pourtant elle vient se plaindre, semaine après semaine – de son mari, qui l’a quittée ; de ses enfants, qui ont peur d’elle, leur propre mère, et qui la méprisent ; de sa mère, qui la persécute toute sa vie avec sa méchanceté et sa perfidie sans fond, sa surprotection dévorante. Elle oublie que sa mère est morte depuis des années.
Ou est-ce moi qui oublie tout depuis quelques temps – ?
Parfois, plus que de la raison de mes clients, je doute de la mienne…
La dame esquisse un sourire entendu, exhibe ses dents artificielles et remet ses bottes.
« J’ai fait un peu de peinture », dit-elle.
« Pas mal – »
« Un jour je vous montrerai ce que je fais. » Je ne dis rien.
À la fin, elle souhaite encore se débarrasser d’un rêve.
« Allez-y – »
Elle raconte son rêve, hallucinatoire, tangible, multicolore.
« Peut-être parlerons-nous de votre rêve la pro- chaine fois – »
« Maintenant j’en suis débarrassée. » Elle se lève.
Je l’accompagne à la porte.
Au poil près, c’est à chaque fois la même chose.
«À la semaine prochaine, mardi à six heures…» Quel pédant je fais. Anancaste !
Sur le seuil de la porte, elle se retourne et me grimace un sourire au nez – de sorte que je com- prends une fois de plus comment on a pu en venir à parler de « schizophrénie », et ce qu’on entend peut-être par là.
« Lui vous l’avez vraiment guéri – l’homme- de-cinq heures », dit la dame.
Et d’ajouter :
« Définitivement, je veux dire. »
En haut, on entend tinter la vaisselle et les cou- verts pour le souper. J’aère ma boutique. Puis je monte me changer, vieille habitude du sanatorium. Entre- temps, j’ai appris qu’à leur manière, les affections psy- chiques aussi étaient contagieuses, à leur manière.
À la place du pullover neuf, je mets le vieux déchiré, celui que j’aime le mieux; au lieu du panta- lon de toile propre, j’enfile le ravaudé avec les taches de peinture; les chaussettes noires volent dans un coin, je mets les épaisses, les rouges tricotées.
Exactement comme tous les soirs, lorsque j’ai terminé les consultations.
Aujourd’hui, il est particulièrement important que tout se déroule exactement comme tous les soirs.
Le cochon d’Inde ne m’a pas salué à coups de sifflements ; mais de toute façon, il ne le fait que rarement.
Je m’assieds à table et ne trouve aucune raison de refréner mon appétit. Ce serait totalement déplacé dans ma situation. D’ailleurs la consulta- tion m’a donné faim.
Peu après huit heures et demie, le lave-vaisselle s’est mis à trépigner et gargouiller comme un vieux bateau à vapeur, à travers toute la maison entière- ment acoustique. On a sonné à la porte. J’ai préféré ouvrir moi-même.
« Commissaire Zwicky, police criminelle. »
Il m’a tendu sa carte. Je n’y ai jeté un coup d’œil que par politesse. Ç’aurait pu être une fausse carte
Zwicky, lui, était authentique: visage jaune, avec les profonds sillons de chaque côté de la bouche cen- sés signaler un ulcère d’estomac, un nez pâle en forme de bec d’oiseau de proie, atténué à la pointe de la bouche sensuelle, cheveux clairsemés, blonds cen- drés. Au moins, il ne portait pas de chapeau.
Maigre comme la mort, appliqué avec retenue : un homme qui a cru un jour au droit et à la justice.
Par-dessus son complet brun, sa chemise rayée et son abominable cravate, il portait – en plein prin- temps bourgeonnant – un manteau de pluie clair, serré à la taille par une ceinture nouée.
Je devais avoir l’air à peine plus détendu et maître de moi que je ne l’étais en réalité.
Je l’ai prié d’entrer.
« Peut-être ferions-nous mieux d’aller dans mon cabinet. Nous n’y serons pas dérangés – »
« Je puis solliciter un peu de votre précieux temps… »
J’ai grimacé un sourire. Mon temps n’était pas précieux, et ne m’appartenait pas vraiment. Il n’a pas remarqué ma grimace, en tout cas n’en a rien laissé paraître.
« Rien de particulier », a-t-il dit.
Il s’efforçait d’exhaler un calme inébranlable doublé d’une bienveillance paternelle.
« Juste quelques questions de routine – » Je l’ai regardé d’un air ahuri.
Il m’a retourné un œil interrogateur.
« C’est donc bien ce que vous dites – ? », ai-je murmuré.
Il a compris ce que j’entendais, et dit triste- ment :
« Comme dans un mauvais roman policier. »
« Ne vous en faites pas !» J’ai essayé de le consoler.
« Moi aussi je me comporte parfois comme les neurologues des romans de gare… »
Tout cela dehors, devant la porte du cabinet. Nous sommes entrés. Je l’ai prié de s’asseoir sur la chaise des patients et me suis installé dans mon fau- teuil capitonné, ai pris l’inévitable cigarette qui donne à ma vie la saveur… – non pas tant du vaste monde que celle du suspense, de l’autodestruction et de la mort.
Il a sorti un paquet de gauloises.
« Poison ! », ai-je dit.
« Comment le savez-vous – ?»
« Je veux dire, vos cigarettes… »
« Ah bon – ».