Walter Vogt


Schizogorsk

Roman traduit de l’allemand par François Conod


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B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R


« SCHIZOGORSK »,

QUATRE CENT SEIZIÈME OUVRAGE

PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,

A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION D’ALICE CONOD,

DE JANINE GOUMAZ ET DE DANIELA SPRING MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE

COUVERTURE : FRIEDRICH DÜRRENMATT, « CENTAURES EN COLÈRE »,

DÉTAIL, 1979, GOUACHE SUR CARTON, 71,8 X 101,8 CM, COLLECTION CENTRE DÜRRENMATT NEUCHÂTEL,

© CDN/CONFÉDÉRATION SUISSE

PHOTOGRAPHIE DE LAUTEUR : HORST TAPPE,

© FONDATION HORST TAPPE PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY

IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR, À RIOM (OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)


TITRE ORIGINAL :

« SKIZOGORSK »

PREMIÈRE ÉDITION : ZÜRICH : DIE ARCHE, 1977 ÉDITION DE RÉFÉRENCE POUR LA TRADUCTION : WALTER VOGT, « SCHIZOGORSK »,

« WERKAUSGABE ». ZWEITER BAND, ROMANE II. NAGEL & KIMCHE IM CARL HANSER VERLAG MÜNCHEN, 1991


ISBN 978-2-88241-454-0 TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2019 ELISABETH VOGT-SCHWARZ, MURI BEI BERN POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE :

© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH


Il existe un préjugé fondamental enraciné dans l’expérience immédiate du caractère terrible de la catastrophe schizophrénique… De manière irra- tionnelle, on tire alors de cette expérience la convic- tion que quelque chose d’aussi inouï doit donc avoir des causes inouïes, incompréhensibles, mystérieuses. Longtemps, on n’a pas réfléchi aux conséquences d’une pensée à ce point imprégnée d’affect : si nous cherchons les causes d’une maladie dans un autre monde, il sera difficile de les y trouver, car nous sommes sur terre et dans notre monde.


MANFRED BLEULER, 1970


CHAPITRE PREMIER


L’HOMME DU MARDI-À-CINQ-HEURES


Tu le vois, je détruis ce que j’avais bâti, j’arrache ce que j’avais planté.

Et toi, tu réclamerais pour toi de grandes faveurs ?


JÉRÉMIE 45, 4-5


JE SAIS que je ne devrais pas boire de whisky

avec mes patients pendant la consultation. Pas d’al- cool du tout. La plupart de mes collègues condamne- raient mon attitude – mais ils la comprendraient aussi. Tout comprendre, trouver une explication à tout: c’est notre métier, n’est-il pas vrai… Et puis, je ne le fais que très exceptionnellement, quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Depuis plus d’un an, je ne bois pratiquement plus d’alcool. Non que j’en fasse un principe: simplement, je m’abstiens. J’offre du vin à mes invités, et moi-même je bois du jus de raisin. Ça m’est égal, je n’aime pas tellement le vin, et j’ai appris à en redouter les conséquences.

Mais avec cet homme, le fait est que je bois une gorgée de whisky à chaque fois qu’il vient. Il

dit qu’il en a besoin, sinon il se sent tendu, insuffisamment relaxé. Le whisky, c’est lui qui l’apporte, du Black & White ; je conserve la bou- teille dans ma petite armoire rouge, l’armoire aux poisons, couchée, car les rayonnages sont étroitement superposés. Le bouchon à pas de vis a tenu le coup pour l’instant, la bouteille est éti- quetée à son nom et porte une date – celle du jour où nous l’avons entamée. Je n’aimerais pas avoir à me reprocher plus tard de l’avoir poussé à boire, je tiens à garder un certain contrôle sur sa consommation et sur la mienne. Bref, je traite le whisky comme ce qu’objectivement il est : une drogue dangereuse provoquant l’accoutumance, dans le cas particulier un médicament très effi- cace qui devrait figurer dans la loi sur les stu- péfiants.

Là-dessus, les scientifiques ont beau être una- nimes, il est certaines instances plus fortes que les scientifiques.

Le Black & White provient d’un discount – en homme bien élevé, mon client a gratté le prix, mais d’ici à éliminer avec les ongles toute trace de la petite étiquette autocollante, voilà un pas qu’il n’a pas franchi.

À chaque fois, c’est le même cérémonial.

Peu avant cinq heures, je l’entends arriver. Il entre sans sonner, comme tous les patients qui vien- nent sur rendez-vous, il referme la porte d’entrée sans douceur exagérée, sans non plus la faire cla- quer, ce qui pourrait dissimuler de l’embarras et un manque de confiance en soi ; puis il passe sans hési- ter à la salle d’attente, au fond.

Je prends congé de son prédécesseur, un jeune névrosé, je grimpe vite à l’étage, bois une gorgée d’eau minérale ou une tasse de thé – ma consom- mation de liquide est monstrueuse –, j’échange quelques mots avec ma femme.

J’ai mon cabinet de consultation dans ma propre maison. La maison a presque quarante ans. Un peu délabrée, elle est située dans un jardinet de banlieue (862 m2) qui prospère depuis au moins quinze ans sans arrosage des arbres, sans aucun poi- son végétal ni animal, un coin qui croît et s’épa- nouit tant bien que mal selon les principes de la culture biologique. Ma femme, comme on dit, « a les doigts verts », et moi j’aime les oiseaux depuis ma première année d’école ; depuis peu, je crois que tout cela ne pourra continuer que si nous nous y mettons tous, chacun à notre modeste place. Si au moins tous les jardins étaient préservés des poisons, voilà qui ferait un pourcentage appréciable de la surface cultivable de notre pays.

J’habite avec ma famille le premier étage et le toit mansardé. Au rez-de-chaussée, on accède d’abord par un petit vestibule d’où monte l’escalier qui mène à l’étage. À gauche se trouve mon cabi- net ; à droite de l’escalier, la porte de la salle d’at- tente ou, pour être plus exact, pas uniquement de la salle d’attente, mais de tout le petit appartement du rez que mes parents ont habité durant quelques années. Sur la porte, un petit écriteau en émail indique « Salle d’attente ». Plus à droite, juste en face de la porte d’entrée, nous avons fait installer un nouveau W.-C. pour les patients, avec un lavabo : énorme cube peint en blanc, étincelant d’hygiène.

Ces toilettes sont pourvues d’une aération automa- tique, le ventilateur continue à tourner deux minutes après l’extinction de la lumière. En tout, sur une surface minuscule (huit mètres sur douze), la maison comprend dix pièces, trois salles de bains et quatre W.-C., dont un seul combiné avec une salle de bains.

Mon père a construit la maison en 1937.

En 1961, on a aménagé les mansardes pour ma famille, avec un salon de deux étages, à ma demande. En 1972, on a gagné la surface du cabi- net médical sur celle du salon au rez-de-chaussée, quelque peu surdimensionné.

Depuis peu, nous utilisons la chambre du fond dudit appartement comme salle d’attente. Elle est assez grande, les murs sont repeints à neuf, en blanc ; le sol est recouvert de moquette grise d’une laideur exceptionnelle. Il s’y trouve un vieux piano à queue de longueur raisonnable, un Blüth- ner (part d’héritage), ainsi qu’un chandelier de Margrit Linck, 3052 Reichenbach, office postal de Zollikofen près de Berne. Sur le piano, un cheval ailé et un autre dépourvu d’ailes, sculptures tex- tiles de Maya Müller, la mère du clown Dimitri. Deux chaises de jardin bleues, un lampadaire rouge, plus loin un vieux lit sur lequel les patients peuvent s’étendre lorsqu’ils sont fatigués ou s’éva- nouissent. Le soir, nous nous asseyons sur ce lit et regardons le « Journal télévisé ». Le petit télévi- seur portable est japonais, bon marché, il repose sur un superbe meuble à roulettes des années trente – années de progrès – lequel provient du ménage de mes parents.

Depuis peu, nous sommes raccordés à une antenne collective, mais notre petit téléviseur noir blanc ne peut pas y être connecté.

Nous nous contentons du programme suisse. La fenêtre de la chambre est assez grande,

donne à peu près sur l’ouest, on ne voit pas grand- chose de plus que le mur jaunâtre d’une maison voisine datant de 1938. Au-dessus de la fenêtre de la salle d’attente, il y a un petit balcon qui mange la lumière ; devant, un pommier qui croît sauva- gement ; ces dernières années, il a poussé bien plus haut que le balcon. En mai, il porte de grandes fleurs au doux parfum, et en automne une quan- tité de fruits minuscules, rouges et douceâtres qui ressemblent aux pommes des livres d’images. Elles n’ont pas de nom, sont parfaites pour le séchage.

On parvient à la salle d’attente par un étroit corridor recouvert depuis peu d’une natte claire en fibre de coco ; on longe les W.-C., la salle de bains et la kitchenette de l’(ex-)appartement du rez-de- chaussée.

Quant à moi, je trouve que le tout a l’air un petit peu trop privé, mais il semble en général que cela ne dérange pas mes clients. D’ailleurs, quelques-uns préfèrent rester assis dans le corridor, sur un fauteuil-corbeille laqué blanc qui grince et craque au moindre mouvement, à côté d’une fenêtre fleurie dans laquelle reposent moins de fleurs que de tessons, de cailloux, de coquillages ramenés par ma femme lors de promenades et de voyages. Contre la paroi du cabinet de consultation, il y a le secrétaire bleu de ma femme. Il contient

tous nos comptes et nos relevés d’impôts. Mais cela, mes patients ne le savent pas.

Sur le secrétaire adossé à la paroi blanche, une lampe de bureau à bras extensible, blanche elle aussi ; à gauche de la lampe, dans un cadre Huber de 50 sur 50, une gouache d’Alfred Jensen de Glen- ridge N.J., (pas N.Y.), 07028 U.S.A., Danois d’ori- gine qui a vécu son enfance au Guatemala. Le tableau représente un oiseau-lézard meurtrier, avec quelques taches de couleur. Jensen m’a offert cet oiseau pour mon anniversaire, en 1974, à l’époque où je n’allais pas trop fort – il y a longtemps que je désirais un oiseau de lui ; c’est assez spécial, un oiseau créé par un peintre qui, depuis des années, ne peint plus que des carrés…

Directement à côté de la porte du cabinet, un peu plus bas que l’oiseau de Jensen, est suspendue une vitrine à papillons de Salvisberg. La caissette est blanche, les quatre fois quatre papillons sont bigarrés, fantasmagories typiques du tempérament poétique et enfantin de Ben.

Sur le secrétaire bleu repose un petit vase de Margrit Linck avec des primevères bleues, rouges et jaunes et de la bruyère du jardinet ; nous sommes en mars, un jour nuageux et frais, quelques éclaircies vers le soir, les rouges-gorges chantent leur strophe vif-argent – l’un dans le jardin devant la maison, l’autre dans les taillis derrière ; les tourterelles turques jasent, roucoulent et claquent des ailes, elles ont fait leur nid pouilleux sur le bouleau devant la fenêtre de mon bureau.

Au pied du petit vase, cinq cailloux plats de l’Aar, peints par Michael pour sa mère quand il

était petit garçon ; chacun de grosseur différente, d’une autre couleur, ils portent tous un visage, représentent ma famille.

Dans la salle d’attente, sur la tablette de la fenêtre datant de 1937, sont déposées quelques revues et livres récents. Le vieux Blüthner est en général mis à contribution par les étudiants du séminaire pédagogique ; ils y jouent une mélodie entraînante, grâce à quoi on peut les distinguer des autres clients.

Mon patient est assis sur une chaise de jardin bleue, il lit à la lueur de la lampe de bureau bien que maintenant, fin mars, le jour dure à nouveau plus longtemps.

Je franchis le seuil, le salue ; il se lève, je l’ac- compagne le long du coin cuisine, de la salle de bains, des W.-C. de l’appartement du rez, à travers le petit hall d’entrée jusqu’à la porte du cabinet de consultation. Devant la porte, il ralentit le pas, je le précède, j’appuie sur la poignée et le fais entrer.

L’homme s’assied tel un automate sur la chaise des patients. Je ferme la porte qui mène à la petite tonnelle devant le cabinet, surmontée d’une gigan- tesque terrasse de béton qui mange énormément de lumière. C’est à peine si on entend encore le chant du rouge-gorge.


Je dois fermer la porte parce qu’il fait frais et parce que, à intervalles irréguliers, un de ces quelconques bien portants nous survole avec une machine volante tonitruante, vrombissante, tronçonnante. De temps en temps il y en a une qui s’aventure à beugler directement au-dessus de ma

maison. Alors je dois interrompre l’entretien théra- peutique pour trente à quarante-cinq secondes. De temps en temps, il faut aussi remplacer des tuiles. À part ça, le bruit des avions n’est pas trop grave. C’est dire que j’appartiens sans doute déjà aux créa- tures émoussées, animalisées, à qui ça ne fait plus rien… Seuls mes clients me jettent des regards hagards, anxieux, quand ça pète et fuse dehors – car qui n’y connaît rien prend les lieux pour un calme quartier résidentiel.

Entre les consultations, j’aère la pièce – pas uniquement parce que moi et mes patients fumons trop –, cela fait partie intégrante du service. De même, je vide les deux cendriers de verre, les essuie avec une serviette en papier après chaque consulta- tion.

En général, je me limite à quatre cigarettes par heure. À cet effet, je consulte discrètement ma montre-bracelet tous les quarts d’heure – certains croient alors que je suis impatient, ou ennuyé, ou nerveux. Du coup, ils regardent l’heure eux- mêmes et sont un peu décontenancés. J’assume cet effet secondaire. Souvent, je me contente de compter les mégots dans le cendrier. Quand il y en a quatre, j’arrête et, pendant le reste de l’heure, mordille le fume-cigarette recommandé par la Faculté. Le cabinet de consultation est carré, sa surface comprend plus ou moins exactement quinze mètres carrés : selon les standards interna- tionaux, le minimum absolu pour ce genre de pièce.

Mon client est assis en face de moi, sur une vieille petite chaise cannée recouverte d’un coussin

bleu à fines rayures. J’offrirais volontiers à mes hôtes un siège plus grand et plus confortable mais, premièrement, j’ai constaté que les patients n’ai- maient pas être assis à l’aise ; deuxièmement, entre la petite armoire rouge à poisons et l’inévitable divan, il n’y aurait pas la place pour un fauteuil vraiment bon, un fauteuil généreux.

Le divan est recouvert d’une couverture en poil de chameau de Fès. L’homme est assis dans le coin le plus sombre de la pièce, bien à l’abri – d’un autre côté, je compense un peu cette situation par le fait que j’ai allumé le lampadaire métallique dans son dos, lequel jette sa lumière au plafond.

Le cône lumineux de la lampe articulée au- dessus de mon bureau vient s’échouer sur le plateau laqué de blanc. De ce fait, je suis un peu plus dans le noir qu’on pourrait croire, étant donnée cette place en pleine lumière des fenêtres de 1937.

J’ai un fauteuil tournant surdimensionné, orientable et inclinable, recouvert d’un cuir nappa rouge cerise ; quand je me penche en arrière, je suis presque couché. Sans doute ai-je besoin de cela.

Nous nous sourions bêtement, l’homme – mon client – et moi. À côté de l’armoire rouge, par terre, un vase en céramique blanche, mate, de Margrit Linck. L’homme contemple les fleurs que ma femme a mises dans le vase : un lis turc exotique avec de minuscules fleurs d’un rouge laqué, une petite rose rouge pâle, une tulipe rouge qui n’est pas encore ouverte, une branche de bruyère et une clochette de Pâques jaune, un peu fanée. La bruyère vient du jardinet, les autres fleurs de l’horticulteur d’à côté.

Sur la tablette de la fenêtre, contre laquelle s’appuie mon bureau, il y a un objet rouge en verre de Murano, en forme de chapeau du doge de Venise. Beaucoup de rouge, surtout à la sombre saison.

Dans le coin à gauche, à côté de la porte du cabinet, peint en beige clair, le hideux coffre-fort dont je ne puis me passer, car je suis détenteur de secrets. Dessus, dans une caissette en plexiglas, quelques livres ; à côté, un beau vase surréaliste de Margrit Linck, pièce unique qu’elle m’a offerte, dans des tons bruns genre Braque, avec une spirale blanche sur le ventre. Une fois, quand il était encore sur un rebord de fenêtre, le vase s’est ren- versé parce que nous avons encore ces espagnolettes inhabituelles datant de 1937 ; alors je l’ai recollé maladroitement avec de la Uhu hart.

Entre le coffre-fort et la porte, en réserve, un fauteuil de bureau recouvert de gris foncé. Il faut le tirer de côté pour ouvrir les tiroirs inférieurs du coffre-fort.

Au pied du fauteuil, un petit radiateur élec- trique, la prise est juste à côté de la porte. Fixés au flanc libre du coffre-fort, quatre éléments modernes en plexiglas, de forme prétendument plaisante à l’œil, dans lesquels se trouvent d’autres livres psy- chiatriques, alibi de mon métier universitaire. Tout en haut, un lion en chocolat – un multiple de Die- ter Roth – ; par-dessus, renversé, un aquarium de plastique transparent, d’une laideur difficilement surpassable quant à sa forme et son matériau, mais bon marché ; il le fallait, le vieux chocolat pue. De surcroît, j’ai pulvérisé un insecticide sur le lion en chocolat – après tout, il s’agit d’un objet d’art à la

valeur plus ou moins durable. L’artiste espère sans doute que le lion tombera progressivement en miettes, selon une théorie à la mode sur la nature périssable de tout ce qui est périssable, mais je me suis renseigné : le chocolat tient des siècles si on ne commet pas d’erreur.

Sur l’armoire à poisons, il y a un autre vase de Margrit Linck, une création ventrue, brun écru, avec un nombril et, gravée sur l’encolure, une sorte de visage. Depuis quelque temps, le visage me rap- pelle les masques mortuaires en or de Mycènes. Le vase est posé sur un vieux miroir de salle de bains que j’ai couché sur la petite armoire afin de disposer d’une surface plus ou moins clinique au cas où

Maigre comme la mort, appliqué avec retenue : un homme qui a cru un jour au droit et à la justice.

Par-dessus son complet brun, sa chemise rayée et son abominable cravate, il portait – en plein prin- temps bourgeonnant – un manteau de pluie clair, serré à la taille par une ceinture nouée.

Je devais avoir l’air à peine plus détendu et maître de moi que je ne l’étais en réalité.

Je l’ai prié d’entrer.

« Peut-être ferions-nous mieux d’aller dans mon cabinet. Nous n’y serons pas dérangés – »

« Je puis solliciter un peu de votre précieux temps… »

J’ai grimacé un sourire. Mon temps n’était pas précieux, et ne m’appartenait pas vraiment. Il n’a pas remarqué ma grimace, en tout cas n’en a rien laissé paraître.

« Rien de particulier », a-t-il dit.

Il s’efforçait d’exhaler un calme inébranlable doublé d’une bienveillance paternelle.

« Juste quelques questions de routine – » Je l’ai regardé d’un air ahuri.

Il m’a retourné un œil interrogateur.

« C’est donc bien ce que vous dites – ? », ai-je murmuré.

Il a compris ce que j’entendais, et dit triste- ment :

« Comme dans un mauvais roman policier. »

« Ne vous en faites pas !» J’ai essayé de le consoler.

« Moi aussi je me comporte parfois comme les neurologues des romans de gare… »

Tout cela dehors, devant la porte du cabinet. Nous sommes entrés. Je l’ai prié de s’asseoir sur la chaise des patients et me suis installé dans mon fau- teuil capitonné, ai pris l’inévitable cigarette qui donne à ma vie la saveur… – non pas tant du vaste monde que celle du suspense, de l’autodestruction et de la mort.

Il a sorti un paquet de gauloises.

« Poison ! », ai-je dit.

« Comment le savez-vous – ?»

« Je veux dire, vos cigarettes… »

« Ah bon – ».