VIALA, MICHEL



Manifestations, rencontres et signatures
Index des auteurs


Michel Viala est né le 17 Mai 1933 à Genève (le même jour que Jean Gabin!). De père français et de mère italienne, il est de nationalité suisse. Après des études à Florimont et au Collège Calvin, il suit une formation aux Beaux-Arts de Genève. Il vient au théâtre par hasard, conçoit ou exécute des décors, puis joue dans de nombreuses pièces. Après des voyages en Afrique et en Asie, il écrit pour la radio et le théâtre. Il met plusieurs pièces en scène, tant en Suisse qu’à l’étranger. Il devient par la suite scénariste de cinéma et de télévision et redevient parfois comédien. Ses textes ont presque tous été joués ou réalisés. Certains ont été traduits en plusieurs langues. Il a reçu le Prix SACD en 1984 pour l’ensemble de son œuvre. Michel Viala a vécu au Petit Bois, à Céligny.
Sa pièce Vacances a été récemment jouée au Poche de Genève, puis en tournée, avec Caroline Gasser et Thierry Meury.
Michel Viala est décédé le 22 août 2013.


Haut de la page


«Les clochards m’ont appris à vivre»

Michel Viala. Un homme à mille vies, fossoyeur, auteur, poète, légionnaire, puis clochard, au risque de se perdre. Aujourd’hui, Viala, l’auteur de théâtre, revient en force. Enfin.
C’est lui ou c’est pas lui? La question se lit dans les regards des habitués croisés dans les sous-sols de la gare Cornavin. Est-ce bien Michel, l’ancien barbu à cheveux longs, cet homme bien mis, bien peigné, bien rasé, en costume du dimanche? La trogne est la même pourtant, de ces trognes à la Michel Simon, où l’amour, l’alcool, les cigarettes et les passions se sont disputé le territoire. Et la comparaison avec le grand comédien suisse n’est pas fortuite; à sa manière, Michel Viala est un Boudu sauvé des eaux, si ce n’est que ses eaux à lui n’étaient jamais au-dessous de quatorze degrés.
Avant de rentrer dans un EMS, il a vécu plusieurs années comme SDF, abandonnant appartement, confort, et tout ce qui était attaché à son statut d’auteur reconnu et joué dans le monde entier. «J’ai été clochard pour mieux comprendre, comme Jack London qui s’est immergé dans le Bronx. Mes amis de fortune m’ont enseigné à apprécier le temps, appris qu’il ne faut se venger de rien, le temps s’en charge. Tu remarqueras que le temps est un élément important dans mes pièces. Dernièrement, j’ai écrit sur le CERN, ça me passionne ces histoires de vitesse de particules, de quarks; tu savais qu’il y avait un quark du charme, un quark de la beauté?»
Aujourd’hui, dans son Petit Bois de Céligny, une enclave genevoise sur terre vaudoise, il apprend «à vivre jusqu’à cent ans» avec un monsieur de quatre-vingt-sept ans qu’il embrasse tous les matins. Voix rauque à cause de la fumée mais aussi des milliers d’histoires qui sont passées par sa bouche. «Vous lui donnez un mot, nous avait dit à son propos l’éditeur Campiche, qui publiera son théâtre à l’automne, il vous fait une histoire.» Vraie ou fausse, peu importe. Quand il fait faux bond en pleine représentation un jour de 1968, qu’il raconte plus tard qu’il a participé à un attentat contre le consulat israélien à Munich, et a reçu un coup de couteau dans le dos, on le croit. Une explication tellement plus poétique que la cuite.

Tragédie grecque

«Il m’est arrivé une chose incroyable» est une phrase qui revient en boucle dans sa conversation. «Je t’ai raconté la fois où on s’est déguisés avec un copain en femmes voilées sur le quai de gare? Et celle où je tendais la main à cause d’un rhumatisme quand une dame m’a refilé cinquante francs. Je suis allé acheter du pinard pour tous les copains!»
Son quartier d’enfance est à deux pas. Il est né Claude Tissot, aux Pâquis, le 17 mai 1933, en compagnie d’un jumeau. Si Viala a si bien lu les tragédiens grecs et les a adaptés dans son théâtre, c’est que le matériau qui fait les grandes trames était largement à disposition dans sa propre histoire. Un père marchand de vin qui battait la mère sous l’emprise de l’alcool. Divorce. Un frère qui se suicide à l’âge adulte et dont la mort a longtemps hanté l’écrivain qui en a fait un livre. «Petits, on échangeait les rubans de couleur qu’on nous mettait pour nous reconnaître. J’ai même fait de la prison à sa place. Mon frère a tué son fils toxicomane au cours d’une rixe.» Des larmes, soudain, dans les petits yeux qui scannent votre réaction. Le jumeau de Michel n’a pas reçu des fées, penchées sur le berceau, le même don de cautériser les blessures de la vie par l’écriture. «Viala écrit par un besoin naturel, comme il respire, pour cracher ce qui lui pèse, pour libérer des fantasmes dangereusement envahissants», disait François Rochaix, directeur du Théâtre de Carouge. C’est toujours vrai.
L’homme a connu mille vies, tour à tour fossoyeur, décorateur, légionnaire à Sidi Bel-Abbès, comédien, auteur, scénariste, le tout mâtiné d’un esprit anarchiste et républicain. Jamais cessé d’écrire, qu’il soit au paradis ou en enfer. Au plus fort de son séjour chez les SDF, il a écrit une pièce dans la cave d’un bistrot espagnol des Grottes. «Le patron aimait me voir déclamer du García Lorca sur la table. Il m’a offert un plumard près des caisses de rioja où j’écrivais Saddam et moi
Serait tombé dans un fjord lors d’une tournée. «Trois Norvégiennes à poil m’ont sauvé la vie. Tu vas croire que j’invente, mais c’est vrai. J’ai été dans la même école que le roi des Belges à Genève. Un jour que je jouais Prométhée en Belgique, nu avec seulement une coquille Saint-Jacques, Baudoin est venu dans ma loge. Il m’a emmené au bistrot.»
Les plus jeunes ne l’ont peut-être jamais su, mais Viala n’était pas n’importe qui dans les années septante. Joué d’Avignon en Ouzbékistan. Un auteur qui a toujours revendiqué sa fibre populaire. «Mes pièces sont efficaces, tout le monde comprend; Besson, c’est trop intellectuel pour moi!»
Il a consigné le scénario de L’Invitation de Goretta et son nom est lié à ceux de Bideau, Aufair, Probst. La Veuve noire, une série TV qui connut un succès européen, il en a signé le scénario et perçoit encore des droits d’auteur pour Sandra, le scénario du film de Dominique Othenin-Girard tourné à Hollywood. «Je vivais dans une roulotte, j’ai même été engagé pour faire le cow-boy dans un western. J’adore Jack Palance, à qui je ressemble, paraît-il. Bref, je devais rentrer dans le saloon, me faire tirer dessus et tomber sur le dos. À la quatrième prise, je leur ai dit merde, c’était trop douloureux!»

Abbés et putains

Il la joue bravache. L’artiste revendique toujours en lui la liberté d’exister de mille et une façons. «Ma différence avec les autres clochards, c’est que je savais que je pouvais à tout moment retrouver ma vie d’avant. Tu vois, là, les consignes automatiques? J’avais un casier où je mettais un smoking pour aller au Bataclan, et un autre pour les habits donnés par Caritas.»
En règle avec le diable et le bon Dieu, l’ami Viala, fréquentant les abbés comme les putains. «Ils se croisent au Petit Bois, ça me fait de la visite.»
Dans sa chambre célignote, justement, des murs couverts de petites choses essentielles à ses yeux. Plusieurs feuilles de calendrier arrêtées le jour de son anniversaire, qui est aussi celui de Gabin, dont la photo est non loin d’une carte postale de Samarcande, car le théâtre de Viala a voyagé sur la route de la soie. La photo de Lady Di près de celle de ses petits-enfants.
Inclassable Viala qui se lève la nuit pour observer la constellation Véga dans le ciel et confier encore et toujours à son ordinateur portable les cris que lui inspire le monde. Ses 431 décasyllabes sur le président Bourguiba sont étudiés en faculté et les professionnels se demandent encore où cet autodidacte a pu apprendre aussi insolemment à maîtriser la prosodie.
Mystère d’un homme qu’on ne peut réduire à ses coups de théâtre. Mystère d’un artiste qu’on croyait déchu et qui revient des sombres coulisses par la grande porte. Aucun regret et aucune croyance en une autre vie rédemptrice. «Si c’était possible, j’aimerais quand même revenir en femme. Je n’ai jamais rien compris aux femmes… T’as encore deux minutes, je t’ai déjà raconté ma visite au Vatican?»

PATRICK BAUMANN, L’Illustré


Haut de la page


Michel Viala écrit dans le théâtre. Il connaît le théâtre de l’intérieur. Il connaît les métiers du théâtre. Il les a presque tous pratiqués. Il a conçu des décors, il les a réalisés, il les a construit et peint; il a fait des affiches; il est acteur; metteur en scène; il traduit, il adapte. Michel Viala écrit dans le théâtre, pour le théâtre, pour des acteurs. Il met son imagination, son savoir-faire, sa créativité au service de ses interprètes, de ses commanditaires, il répond à leurs commandes. Mais Viala écrirait même si le théâtre n’existait pas!

Et moi le fou qui écrit ce poème
Sais-je seulement si les mots m’aiment
Je parle mais c’est le vent qui me mène
À tournoyer en la sottise humaine

Son œuvre poétique est l’écho d’impulsions tout à fait indépendantes, sauvages même. Viala écrit alors par besoin naturel, il écrit comme il respire, pour cracher ce qui lui pèse, pour libérer des fantasmes dangereusement envahissants. Il y a chez lui une dialectique exemplaire: d’un côté il est l’artisan, le professionnel du théâtre, de l’autre le créateur solitaire, l’écorché vif, pour qui écrire est une nécessité organique.
J’ai eu la chance, dans le théâtre que je dirigeais, de profiter de la collaboration de Viala, de son extraordinaire polyvalence. J’ai été souvent son interprète. Je peux témoigner de sa relation si concrète avec le théâtre. J’aimerais relater quelques souvenirs révélateurs. Ils plaideront en faveur d’une création que notre société de conservation aurait tort de sous-estimer.
Nous avons tort en effet de tant ressasser d’anciennes œuvres et d’exiger en plus que chacune des rares créations soit le chef-d’œuvre du siècle. La question du chef-d’œuvre est secondaire. Ce qui importe c’est que le théâtre soit vivant et d’aujourd’hui, que le public s’y reconnaisse et ne perde jamais le plaisir des découvertes et des surprises; qu’il soit capable de se faire une opinion lui-même, même s’il n’y a encore ni analyse ni tradition! C’est une chance pour le théâtre d’avoir Viala.
Un soir dans l’ancien café de la Butte à Saint-Gervais, Viala me raconte l’idée qu’il a d’une farce helvétique, d’une sorte de commedia dell’arte suisse. Il aimerait écrire une pièce pour les théâtres amateurs de la région. Un valet de ferme n’admet pas que sa patronne veuille céder sa propriété à des promoteurs genevois. (Il faut dire que Viala a loué et habité quelques années une ferme isolée dans le canton de Fribourg, près de Romont, à Berlens) Le valet scie donc en dessous l’une des planches qui recouvrent la fosse à purin, mettant au point un piège redoutable. Et les candidats acheteurs de disparaître à tour de rôle dans le «creux»! C’est ainsi que là-bas on appelle la fosse à purin.
Nous nous amusons beaucoup, ce soir-là, à l’écouter raconter cette histoire. Je lui dis: «Tu écris la pièce et je la monte l’été prochain pour le public touristique.»
Quelques nuits blanches plus tard, Viala m’apporte le texte entier. Le spectacle est mis en chantier. Maret invente le mécanisme astucieux du piège, Bovet compose une ode aux autorités subventionnantes! Le Creux est créé dans un parc genevois en été 1974. C’est un tel succès qu’il sera repris l’été suivant. Il y aura même des panneaux publicitaires en japonais!
Un samedi matin, la troupe du Théâtre de Carouge se réunit dans le bar du théâtre: Viala doit nous lire sa dernière pièce, La Succession. Avant cela, comme hors- d’œuvre, il nous lit un poème qu’il a écrit pour son plaisir (dit-il) et qu’il vient d’achever. En fait il s’agit d’un monologue de 431 décasyllabes rimés!
Par Dieu qu’on me laisse rentrer chez moi. Un intense moment d’émotion. Je suis bouleversé. Quel poète! Viala s’est inspiré d’un fait divers: le Président Bourguiba venait régulièrement se faire soigner à Genève, à l’hôpital psychiatrique de Bel-Air (aujourd’hui Bell-Id…E.). Un soir on oublia de fermer la porte de sa chambre – ses gardes tunisiens avaient été invités par leurs camarades suisses à manger une fondue. Bourguiba s’échappe par la froide nuit de novembre. Un automobiliste le trouve, marchant au bord de la route, en chemise de nuit. «Où allez-vous? – Je veux rentrer chez moi!» L’automobiliste le ramène à Bel-idée. Bourguiba tente de l’empêcher, griffe et blesse l’automobiliste. Je n’ai pu savoir à quel point l’histoire était vraie. Peu importe. Le superbe poème est bien vrai. Et c’est un vrai texte de théâtre: Bourguiba, tel le roi Lear, erre, écarté du pouvoir et trouve la sagesse, la folie, le détachement. Viala renoue avec la langue de Villon. Et il s’abandonne à son amour de la Tunisie. On étudia ce texte à la faculté de Lettres; on découvrit que Viala obéissait très précisément à certaines règles de la poétique du décasyllabe!
Comment Viala connaissait-il ces règles? Quand avait-il eu le temps de faire des recherches? Comment avait-il pu assimiler des informations si précises et les appliquer avec tant de facilité? Je crois qu’il y a dans sa démarche une grande part d’instinct. C’est cela que j’aime et admire tant: cette capacité de comprendre, de saisir, d’assimiler intuitivement, par une manière aiguÎ d’être, de vivre, d’observer, de s’identifier aux personnages et aux évènements. Ce qui ne l’empêche pas de faire ses recherches, ses enquêtes. Dans ses textes apparemment les plus simples on découvre en relisant, des couches plus profondes, une solide structure sous-jacente, souvent aussi une obsession du théâtre dans le théâtre: les personnages ont conscience qu’ils jouent, qu’ils sont en représentation. Parfois Viala règle ses compte de manière tout à fait immédiate. Dans Ghost Writer un ministre de la culture enferme dans son grenier un écrivain alcoolique, dit «le nègre» pour qu’il lui rédige des mémoires flatteuses. Il en a besoin pour assurer sa prochaine réélection. Finalement «le nègre» n’écrira rien du tout, ou rien de convenable; en revanche il aura une aventure avec la femme du ministre qui s’ennuie seule à la maison. L’artiste et ses rapports avec le pouvoir; le pouvoir et ses rapports avec l’art; les fantasme d’un artiste déchu; les jeux de l’écriture – tout cela se trouve dans le texte. Mais il y a surtout Viala qui se venge au moyen de la littérature (comme le faisait Strindberg) de son ministre de la culture!
Il y a un mystère dans la création de Viala. Jusqu’à quel point est-il conscient de la richesse, de la complexité de ce qu’il écrit? Mais un écrivain, à plus forte raison un dramaturge, est un collecteur, un canalisateur de la mémoire collective, et aussi un transmetteur. Une partie de ce qu’il écrit lui échappe pour revenir à ses interprètes et au public En été 1982 des gens de théâtre de divers pays présentèrent au Festival d’Avignon Une nuit pour Vaclav Havel qui était alors en prison. J’avais demandé à Viala d’écrire une pièce à cette occasion pour marquer notre solidarité. Un jour il m’appela: «Le texte est prêt. Tu peux venir le chercher.» Il occupait à l’époque, comme squatter, une maison du quartier des Grottes. Je trouvai un rouleau de cinq mètres de papier de grande qualité – la délégation de Chine lui en avait fait cadeau – sur lequel Viala avait écrit, à l’encre de chine, Les Artistes. Quelle belle manière de rendre hommage à l’écrivain tchécoslovaque! Quel superbe objet! Et la piécette était fascinante. Je m’en rendis compte dès que je me mis à préparer la mise en scène. Deux personnages, X et Y, voient passer des travailleurs forcés d’une prison et parmi eux Havel. Leur point de vue sur les artistes, négatif et méfiant n’en change pas pour autant, bien au contraire! Viala ne s’est laissé à aucune complaisance, à aucune sentimentalité; il avait exprimé pour Havel une vraie, une profonde solidarité d’artiste. Je me rappelle la première répétition autour de la table. C’était dans une salle de l’ancienne du Grütli. Il y avait l’auteur, la décoratrice, les deux comédiennes. Au fil de la lecture je communiquais mes découvertes, tout ce que j’avais trouvé dans le texte. Viala ne disait rien; il avait l’air un peu étonné. En sortant de la répétition il me dit avec modestie: «J’ignorais qu’il y avait tout cela dans mon texte. Et bien tant mieux si vous avez du plaisir et y trouvez votre compte!» Voilà à nouveau ce mystère que je ressens souvent avec Viala. Je sais qu’il y a chez lui un énorme travail subconscient, une fantastique productivité de l’intuition!
Nous étions quelques comédiens à jouer dans un cabaret que Viala avait écrit et mis en scène: Liguarel (l’anagramme de guerilla). C’était après 1968, à la Maison des Jeunes de Saint-Gervais, des dialogues, des poèmes sur une musique de Guy Bovet. Un soir de représentation Viala n’était pas là. Grand émoi car il devait dire des textes dans la première partie. Une comédienne l’avait aperçu; il lui confia qu’il revenait de Munich où il avait participé à un attentat contre le consulat israélien et qu’il avait reçu un coup de poignard dans le dos. Lorsqu’il voulut montrer sa blessure, la comé­dienne bouleversée le crut sur parole. Et Viala disparut. En arrivant au théâtre je compris que notre auteur s’était mis à boire. Avec Jacques Denis nous nous répartîmes ses textes pour assurer la représentation. Viala réapparut quelques jours plus tard. Léger malaise. On ne parla pas de la raison de son absence. La représentation commença. Surprise. Viala l’interrompt; il s’adresse au public: «Je suis parti en voyage. J’en ai rapporté des deux poèmes que je vais vous lire.» Et il nous lut deux beaux textes qui nous laissèrent pantois! Son absence avait été payante et qu’importaient nos petits ennuis et les questions de principe! Baudelaire et Rimbaud, si fascinants à lire, ne devaient pas être tellement faciles à vivre!
J’aurais tellement de souvenirs à raconter! On y découvrirait toujours et encore des liens étroits entre la vie, l’écriture et le théâtre, entre l’inspiration et l’artisanat, entre les contraintes et la liberté, Viala est capable de travailler rapidement, de résoudre sur le champ des problèmes d’écriture, de créer selon les circonstances, un monologue pour une comédienne en chômage, une petite distribution pour un théâtre pauvre, un pamphlet pour un théâtre de rue. Il a écrit sous le choc de la découverte d’un film japonais: Le Datura. Ou après avoir joué, de manière saisissante, le rôle du père de Dans la jungle des villes de Bertold Brecht: c’était Le Bunker. En quinze jours il adapta de l’allemand, en vers rimés, tous les dialogues parlés de l’opéra de Schubert, Fierrabra! Viala est en rapport quotidien avec le théâtre. Il se moque des modes, des terrorismes intellectuels du théâtre français. Simplement, parfois, il se retire à la campagne, dans son jardin, ses salades. Tôt ou tard un nouveau texte surgit de cette retraite. Et quand personne ne le joue, il fait comme Sophocle, Shakespeare ou Molière: il se joue lui-même!
Michel Viala est né le 17 mai 1933 (17.5.33: son frère jumeau découvrit un jour en Allemagne que ces chiffres formaient le mot de passe des homosexuels après que Hitler les eût condamnés!)
Viala est éduqué par les Jésuites. William Jacques le fait entrer au Théâtre de Poche; il découvre ensuite le vaudeville au Casino Théâtre où Rimert et Lauriac (deux grands comédiens), la patronne Madame Fradel, et Jo-Johnny (le célèbre animateur), Irène Vidy, et pardon, j’en oublie, lui apprennent le métier.
En 1957 il part en voyage, disparaît, rejoint la Légion Étrangère. On le retrouve à Genève en 1964; il est marié, et père de trois enfants. Dés 1965 il écrit pour la Radio: Les Lettres, Le Traton. Georges Milhaud monte La Pierre au Théâtre-Club Migros. Viala joue ses textes et Dialogues dans les Cafés-théâtres, avec Jacques Probst. Il est joué à l’Atelier, au Carouge, au Poche, au Mobile (Marcel Robert) en Suisse romande et allemande, en France, en Norvège, il est traduit en anglais.
Tous ces textes n’ont pu être inclus dans le choix de ce livre. Viala a en effet, écrit une cinquantaine de pièces pour le théâtre et la Radio, de nombreux scripts pour le cinéma et la télévision, une œuvre poétique considérable, deux romans: Toto d’Occident et Moran, des adaptations. Actuellement il prépare une version française de l’Orestie d’Éschyle. Lorsque récemment, je l’abordais à ce propos, il fut immédiatement intéressé. Quelques jours plus tard, il avait relu les tragédies d’Éschyle, s’était informé, et était en train de dévorer Homère! Et puis il m’appela et me lut au téléphone sa version de la première scène d’Agamemnon: le veilleur de nuit y parlait en décasyllabes inspirés, sauvages, un texte à dire, à crier, à chanter. Après ces essais, Viala se sentait capable de se charger de cette immense tâche!

FRANÇOIS ROCHAIX


Haut de la page


Viala: l’homme aux clous d’étoiles

Claude-Michel X, dit Michel Viala, né à tel endroit à telle date, cela a pour moi peu de sens. Pour moi, Michel Viala est cet homme débordant d’énergie dont j’ai fait la connaissance vers 1973.
Une amie comédienne m’avait confié la garde de son appartement pendant qu’elle était en tournée, et j’y étais passée un soir, sur le tard, en rentrant du cinéma, pour m’assurer que tout était en ordre. J’ai ouvert, et une boule d’énergie m’est tombée dessus. Il a fallu un moment (terrifié) pour que je comprenne que ce n’était pas un cambrioleur, et pour que l’autre, littéralement aveuglé par sa rage, se rende compte que je n’étais pas ma copine.
Du coup, cet inconnu qui paraissait irrémédiablement furieux s’est, en une seconde, transformé. Il a souri, chaleureux, m’a tendu la main.
«Je suis Viala», a-t-il dit, simplement.
«Je suis Cuneo», ai-je répondu.
Cette réponse réflexe une fois donnée, je me suis rendu compte: j’étais face au (déjà) mythique Viala, le comédien, le dramaturge, l’auteur de Violences.

Le ciel s’est accroupi sur moi
J’avais le ventre clouté d’étoiles
Ma haine clapotait comme un cœur
Une bulle rose en finissant
Vint éclabousser la nébuleuse dite obscure
(C’est depuis ce forfait qu’on la distingue.)”

J’en savais des pages entières par cœur. Viala, c’était aussi l’auteur à qui on avait interdit la représentation de sa pièce La Clinique du Dr Helvétius, jugée trop critique.
Je pourrais dire que ce choc initial concentre en quelques secondes le rapport que nous avons entretenu pendant les trente années qui ont passé depuis. Ce qui a fait qu’il est très vite devenu pour moi un ami, c’est que j’ai bientôt constaté que la personne Viala est la même que l’écrivain Viala. Cela devrait aller de soi, mais il arrive souvent que lorsqu’on rencontre en personne un auteur dont on a admiré les œuvres on soit déçu. Rien de tel avec Viala. Il n’y a pas de différence entre l’homme et ce qu’il écrit.
Depuis notre rencontre, je l’ai revu souvent : dans les réunions du Groupe d’Olten où, entre écrivains, on débattait de nos problèmes, et où il était souvent celui qui allait au fond des choses, qui posait les questions nécessaires mais gênantes.

Écoutez tous le bruit de mon silence
Je marche seul dans la grise cité
Encore blessé de mon adolescence
Cherchant en vain d’anciennes libertés

La cité était trop grise, les libertés trop étriquées. Un jour, il a quitté le Groupe: pas assez radical.
Nous avons continué à nous voir. Au fil des ans, au hasard des rencontres, il m’a raconté des bribes de sa vie. J’ai bonne mémoire, et j’ai vite perçu des contradictions. Ce n’était pas essentiel. Que m’importait que Viala ait fait ceci ou cela dans un passé que je n’avais aucun moyen de vérifier ? Il était l’homme qui était à même d’écrire :

Où veux-tu que j’aille
Une araignée me mord le ventre
J’ai faim
Je veux ma maison mon trou
Avec une haute barrière…

Tout le reste importait peu.
Il était aussi un comédien extraordinaire, qui incarnait les personnages les plus divers avec une intensité exceptionnelle.

Le comédien rejoint son personnage
Il meurt véritablement
Il tue véritablement
La cage cernée de rouge envahit la salle
Les spectateurs cloués sur son siège par de vrais  poignards n’en croient pas leurs yeux…

C’est exactement cela. Et cela explique qu’il sache écrire pour le théâtre avec une telle finesse. Ses dialogues sont toujours efficaces, justes.
Je m’en suis d’autant plus rendu compte qu’une de mes rencontres les plus intenses avec Viala s’est faite, hors de sa présence, sur les planches. J’ai mis en scène La Clinique du Dr Helvétius à Zurich. L’entreprise m’avait été déconseillée par pratiquement tout le monde, on estimait que la pièce avait pris un coup de vieux, qu’elle était trop râleuse, que ce serait un bide retentissant. Erreur: la pièce (à quelques allusions à l’actualité immédiate de 1971 près) tient le coup, elle est toujours d’une brûlante actualité. Je me suis obstinée, et ç’a été tant mieux: à Zurich, la pièce a remporté, devant des salles qui n’ont pas désempli, un réel succès de public.
C’est que Viala avait su, tout en exprimant les critiques les plus féroces à l’encontre d’une Suisse qui ne sait s’ouvrir qu’à l’argent, mettre les rieurs de son côté. Et puis son écriture pousse comédiens et metteurs en scène à donner le maximum d’eux-mêmes, tous ceux qui ont joué Viala le savent.
Ce qui frappe dans le texte que nous découvrons aujourd’hui, c’est qu’après mille vicissitudes, drames et aventures, la voix du Viala de 2004 a la même vigueur, la même justesse que celle de 1970. Derrière les personnages d’aujourd’hui, on retrouve le Viala qui a écrit un jour :

Homme rejeté par la mer
assez voyagé
Le sable a bu l’eau
Oublie ton voyage
Le jour va se lever
(…)
Plus loin que le regard sont les mots
Ailleurs est une légende
Le marin sur la mer est comme fou
Algues
Petites sœurs vertes
Lavez ces blessures de nulle part
Il n’est jamais parti
N’est jamais revenu
Il est resté là le temps de son absence”

Et c’est vrai. Nous le retrouvons aujourd’hui, avec ses clous d’étoile, féroce, amical, dur, tendre, destructeur, optimiste – contradictoire et fécond, tel qu’il a toujours été.

ANNE CUNEO. Septembre 2004


Haut de la page

L'Arbre qui ne voulait pas mourir
Poésie choisie
(camPoche)
Théâtre incomplet I
Théâtre incomplet II

Préface de Joël Aguet (Acrobat, 56 Ko)
Bibliographie de Frank Arnaudon (Acrobat, 132 Ko)
Michel Viala, photographié par Philippe Pache