CORINNE DESARZENS

POISSON-TAMBOUR

Récit
320 pages. Prix: CHF 38.–
ISBN 2-88241-162-6, EAN 9782882411624


Biographie

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Sa vie inconnue. Les questions qu’il ne m’avait pas posées. Ce que j’aurais aimé lui raconter, avec des interruptions, juste pour me rendre compte s’il était captivé ou non. Ferré, dirait le pêcheur. Mais cela aurait été impossible, de toute façon, depuis plusieurs années. Nous ne parlions plus. Avoir de ses nouvelles revenait à laisser la personne qui en donnerait tracer un geste dans l’air, une courbe, un zigzag, un baromètre de santé. Calme, statu quo, avis de tempête, violence. Un bulletin de météo marine, plein d’abréviations, aride, sans rien des hésitations du capitaine dedans.
Troublant, aussi, de se sentir inconnu à soi-même en réalisant qu’il est à jamais impossible de se voir s’avancer dans une allée, ou s’éloigner, à jamais impossible de se voir soi-même, de dos. Seuls les jumeaux identiques le peuvent.
Frédéric était un jumeau identique.
Dans chaque vie grandit un sentiment d’insuffisance, s’étalent les restes d’une stupeur d’origine. De la peine ? Non. Le souvenir diffus, plutôt, mais persistant de quelque chose à côté de quoi on est passé sans voir, de quelque chose de négligé, d’oublié, de presque perdu. Et l’émerveillement de ce qui continue à le faire bouger, quand on reste éveillé dans le noir, sur le dos, à s’interroger. Les yeux ouverts dans le noir, parfaitement bien et parfaitement désolés, maintenant que les mots s’enfoncent doucement dans le silence. Un silence d’eau et de nuit, les mots comme des pièces de monnaie tombant en spirale, très lentement, dans une fontaine porte-bonheur.
Le corps de mon frère a éclaté.
Je redoute le moment où les hommes en uniforme mettront la carte postale dans une pochette en plastique scellé, avec un numéro et la fiche d’identité électronique de mon frère. Un œil sur le AA pour le mémoriser, j’emporte le post-it, la boîte de carton qui fait s’effondrer encore plus les journaux, et je soulève la balance pour retirer la carte postale. Une carte postale que je lui ai adressée moi-même, il y a bien vingt ans. Un pont sur la Seine et deux danseurs. Une carte que je reconnais mais n’ai pas envie de regarder. Pas maintenant.
Rassembler les morceaux est la moindre des choses que je puisse faire.

CORINNE DESARZENS


En lisant Poisson-Tambour de Corinne Desarzens

À La Désirade, ce jeudi 1er décembre. – Le ciel est ce matin comme d’acier bleuté, soyeux, limpide, dur et doux, en train de se roser au-dessus des monts enneigés, et le lac coule immobile comme une chape argentée jusque-là bas où elle dort encore, le lac immense qui me rappelle une fois de plus le Saint-Laurent que nous avons longé ensemble un jour durant en Falcon blanche à ailerons, elle et sa fille folle de chevaux, elle qui est un peu cheval et qui écrit par terre et dont les mots donnent des quatre fers dès la première page de ce livre que j’attendais comme aucun autre ces temps.
Je ne prétends pas que les autres soient faux, mais je sais que celui-ci est vrai. Pas à cause de l’exorcisme seulement. Pas seulement à cause du train-congre arrêté sous ses fenêtres dont l’immobilité lui a annoncé, avant le coup de téléphone, que c’était pour son frère. Pas à cause seulement de ce drame mais à cause de tout ce qui amène chez elle aux mots.
Et voici ses premiers mots sous la couverture de Nicolas de Staël qui était du même métal pur où la moindre paille fait tout éclater:
«On ne connaît pas ses proches. Rien de nos plus proches. Je ne sais rien de mon frère. Pas même s’il préférait le vert au bleu, ni ce qu’il mettait dans son café. Ni le diamètre de sa calvitie. J’aurais dû monter sur une chaise, pour le savoir, ou passer derrière lui, les rares moments où il acceptait de s’asseoir. Il était grand, beau, brusque, le poil acajou, de cette nuance que n’importe quelle femme voudrait avoir aujourd’hui. Je ne l’ai jamais touché. Parler vaut mois que toucher»...
Je serais tenté de recopier ce livre de bout en bout, comme d’une écriture sainte. Mais non je ne mélange pas tout: je sais à peu près ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Cela s’annonce par un tambour, et c'est une parole toute simple et belle qui va dire de grandes choses sans en avoir l’air. Par exemple: «C’est un dimanche. Dimanche n’appartient pas au temps. Dimanche appartient au sucrier. Au lait, à la farine, à l’œuf. Les miettes parlent. Le lait empêche de crier. Les heures avancent autrement. Un sursis. Un jour confortable sans rien d’autre à faire que d’être ensemble».
Puis un choc. Le souvenir d’avoir une nuit percuté un grand duc. Le «bruit d’oreiller» du grand duc. «Ce choc sourd parle d’un plumage merveilleux, de la nuit, partout, de lenteur plus que de violence»…

Blog de JEAN-LOUIS KUFFER


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Quand la famille est un poisson dans le sang

Corinne Desarzens relate l’inexorable naufrage d’un de ses frères dans un récit où la vie continue malgré tout à grouiller.

En 2002, Corinne Desarzens a publié Je voudrais être l’herbe de cette prairie et Je suis tout ce que je rencontre, deux titres reflétant bien sa démarche littéraire. Cette quinquagénaire installée à Nyon opère par fusion, à la fois s’identifiant à son sujet et se fondant dans le texte jusqu’à en disparaître. Depuis 1989, elle donne forme à une oeuvre d’une rare liberté créatrice, reliée au monde concret et à l’imaginaire par une écriture aux fils soyeux et résistants.
Corinne Desarzens a eu deux frères – des jumeaux. Aujourd’hui, elle n’en a plus qu’un. Poisson-Tambour est consacré au frère qui s’est donné la mort il y a deux ans. «De toute sa vie, dérobée par ses propres parents qui se persuadaient de ne vouloir que son bien, il n’a jamais pu conjuguer le verbe être», explique celle qui a prêté sa voix à Frédéric «pour qu’il conjugue enfin le verbe être». Ainsi, après sa belle-famille dans Aubeterre, l’écrivain dévoile ici sa propre famille, présentée comme «brillamment équipée pour l’échec».
Cyniquement dit, Frédéric a prouvé l’efficacité de cet équipement: il n’a pu ni échapper à sa «mère-araignée» ni éviter que son père lui coupe «l’envie, les idées, la débrouillardise, la curiosité, les couilles». En sorte que «c’est arrivé. Quoi? Un coup de poing ou de nageoire sur le tambour de l’âme. Pourtant, qui peut bien voir sur nos fronts cette épaisseur d’ombre, qui peut déceler qu’il y a eu un avant et un après?»
Au rythme hypnotique du tambour menant les soldats au front, Corinne Desarzens chronique l’inexorable naufrage de son frère dans la schizophrénie. Elle ne se coupe pas pour autant du dehors, où la vie se cache dans des détails qu’elle restitue avec tant de singularité. Aucune image convenue chez elle, qui compare l’amour silencieux de son clan à «un oeuf frais au bord d’une table, qui vacillait au bord d’une marche d’escalier».
«Tout va par deux chez nous», note cette soeur et mère de jumeaux. Par ailleurs, une manière appelant son contraire, Corinne Desarzens compte maintenant raconter quelque chose comme une semaine absurde en Australie pour contrebalancer la gravité de Poisson-Tambour, où elle fait parler le papier pour que le corps de Frédéric reste entier. Et, pour ce frère qui était un pêcheur professionnel, elle a glissé des notes d’ichtyologie dans son texte. Un texte impossible à lire en restant à la surface des mots. À l’instar de Bret Easton Ellis, dont elle dit aimer «les souvenirs tordus», Corinne Desarzens mélange si intimement la vie et la fiction que la vérité n’a qu’à bien se tenir.

ÉLISABETH VUST, 24 Heures


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Navigation par gros temps

Dans Poisson-Tambour, Corinne Desarzens évoque la vie presque inconnue de son frère, dont les nouvelles ressemblaient depuis des années à d’arides bulletins de météo.

Après deux volumes jumeaux parus à L’Aire en 2002 et dédiés l’un à l’herbe, l’autre aux araignées (Je voudrais être l’herbe de cette prairie et Je suis tout ce que je rencontre), Corinne Desarzens a choisi de changer d’éditeur avec Poisson-Tambour. Le titre mystérieux de ce livre écrit pour «rassembler les morceaux» de son frère Frédéric, qui s’est suicidé en se jetant sous un train le 7 mars 2004, fait sans doute écho au Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, un de ses auteurs préférés, mais il lui a été plus sûrement dicté par la phrase de Charles-Albert Cingria, citée en épigraphe, évoquant «un coup de poing ou de nageoire sur le tambour de l’âme». Car Frédéric exerçait avec son frère jumeau Vincent la profession de pêcheur: ce que rappelle l’illustration de couverture (une marine de Nicolas de Staël) et les titres de la soixantaine de séquences du livre, de «Congre» à «Coup de nageoire».
Que sait-on de ses proches? Quasi rien, constate la narratrice au lendemain de la disparition brutale, mais attendue, de son frère. C’est ce «quelque chose de négligé, d’oublié, de presque perdu» qu’elle entreprend de dire, à petites touches, en remontant à l’enfance sétoise et à la suite lémanique de l’histoire familiale, comme dans une version personnelle de sa fresque d’Aubeterre. Au commencement, il y a la mère Gisèle, bientôt dite Hermeline ou Granny, et le père Jean-Pierre, un représentant en vins au poil de renard, dit le Petit Rat ou Grano. Ils ont une fille puis des garçons jumeaux, quatre ans plus tard. On se parle peu en famille, on ne s’embrasse pas («ce n’était pas dans nos usages»). Très tôt, la narratrice découvre que les mots sont «la seule façon d’échapper à ceux qui nous [ont] faits et d’entrer dans d’autres chambres, d’autres nuits, d’autres rues».
Plus tard, elle jugera sévèrement les siens: «Tout pour bien faire mais un gâchis annoncé. Le père fait des cadeaux, encore des cadeaux, pour supplier les autres, c’est-à-dire n’importe qui, de l’aimer. Il pose des lingots d’or sur la table en disant à ses fils qu’ils n’ont plus besoin de travailler. Il leur supprime l’envie, les idées, la débrouillardise, la curiosité, les couilles. Le vin tourne en spirale dans son verre. La mère s’enlise. Une autre spirale. Elle choisit ses fils, jusqu’à la lie. Qui peut bien la détrôner? La fille s’en va, tremblant déjà aux paroles de la mère-araignée sur le point de jeter son filet, quand elle vient en visite.»
Dans un des passages en italique qui jalonne le récit pour donner à entendre la voix décalée de Frédéric, Corinne Desarzens lui fait dire qu’elle «écrit des histoires illisibles». Vraiment? Disons que le pêle-mêle baroque qui est sa marque de fabrique convient bien à cette remémoration familiale. La narratrice séduit en parlant grands vins, chat sauvage ou art de la pêche, sans perdre le fil de la lente descente aux enfers, à travers mille digressions, du plus fragile des jumeaux. Seule la maladie distingue ces deux «rugueux raffinés», si semblables dans leur incapacité à devenir adultes (à presque 48 ans, ils vivent toujours chez leurs parents): Frédéric souffre d’une schizophrénie qui le rend violent et suicidaire.
«Je n’arrive pas à ne plus l’aimer», écrit Corinne Desarzens à la fin de son récit, sans qu’on sache si elle parle de son frère ou du train qui a haché la vie de Frédéric. De même que la Métairie désigne à la fois la maison natale et la clinique qui accueille Frédéric, de même la métaphore ferroviaire double-t-elle ici la métaphore ichtyologique: Navigation par gros temps, ce titre d’un livre abandonné dans un TGV résume ainsi toute une vie.

ISABELLE MARTIN, Le Temps


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Pas simple de raconter un frère mort

Un frère qui se suicide. Son jumeau reste. Et une sœur qui lentement, longuement, commence à reconstituer la vie du défunt, sa schizophrénie, ses violences, ses rapports avec son jumeau, quelques bribes de ses paroles étranges ressurgissant. Et puis la vie autour. Cela fait beaucoup pour un seul roman, fut-il épais. Corinne Desarzens, dans Poisson-Tambour, colle une multitude de fragments et de souvenirs. C’est une styliste, elle aime les mots. Un roman qui plaira aux uns pour cette profusion de mots, ou qui paraîtra bien touffu à d’autres. Mais un livre pas banal.

JACQUES STERCHI, La Liberté


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Rendez-vous suisse et à nouveau d’une extrême qualité littéraire même s’il s’agit une fois encore d’un livre qui peut être déroutant. Mais déroutant d’abord parce qu’il s’agit de littérature et pas de fast-food consommable et ensuite jetable.
Une histoire, finalement prétexte, qui tourne autour de frères jumeaux et d’une sœur. Une histoire qui laboure la dernière moitié du XXe siècle. Qui nous promène dans le sud de la France, en Suisse, ailleurs. Dans des propriétés, des maisons, des métiers, des cultures, des naissances, des manies, des relations conjugales… la vie, quoi !
Et cela jusqu’à un décès qu’il faut décrypter et qui lorsqu’on le fait décrypte tout ce passé connu ou redécouvert.
Avec un écrou du retable des allusions animalières d’où le titre.
Un livre qui ne se raconte pas.
Un roman total comme la vie qui se regarde par la lorgnette, qui se hume à nouveau au travers d’un mouchoir sec ou d’un pochoir retrouvé.
Un texte éblouissant.
Une écriture merveilleuse.
Un livre difficile et qui exige une vraie lecture.

DENIS LEDUC, «À vous livre», Antipode Brabant Wallon 105.5 FM


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En mémoire d’un frère

Au commencement, il y avait un frère. Un inconnu pour tout le monde, et avant tout pour sa sœur. «On ne connaît pas ses proches. Rien de nos plus proches.» Et puis un jour, «le corps de [ce] frère a éclaté». La sœur se met alors à «rassembler les morceaux», un à un, avec une curiosité à la fois déconcertante et savoureuse par ce qu’elle a d’inépuisable, et avec une exigence dans la transcription du détail, parce que «la vie n’est pas la vie » et qu’« il faut la chercher ailleurs».
En une soixantaine de chapitres aux titres maritimes, Corinne Desarzens évoque une enfance qui «a le goût du lait et du sel et du sang», dans une famille à «l’amour silencieux»: «Nous parlions peu. Nous épluchions beaucoup, tard le soir, l’hiver, des noix, des amandes, des oranges, longtemps. Certains mots, dans les conversations de table, étaient comme des carrefours dans des promenades où, sans raison apparente, vous décidiez de bifurquer très loin.» Il y a la mère, Gisèle, le père, Jean-Pierre, et il y a les frères, les «jumeaux identiques», Vincent et Frédéric.
Il y a ce jour où Gisèle pose deux crabes «sur le damier noir et blanc du salon, juste un moment». Deux crabes que découvrent les deux frères. «Ils ont quatre ans et demi. Ils disent Train et Trône pour Rhin et Rhône. Ils savent que le thon vit quinze ans et l’espadon parfois jusqu’à cent. Au jardin, ils aiment soulever les pierres. Ils s’approchent. Si tu le tiens de côté, le crabe, il ne pince pas. Le plus grand mystère est ce qui se voit.»
Il y a cette passion des jumeaux pour les poissons: «À huit ans, Vincent et Frédéric descendaient au lac où ils restaient tard, au pied d’un réverbère qui répandait une lumière de couvre-feu. De petites vies glissantes clapotaient au fond d’un seau. L’eau ne bougeait pas. Des écailles bleues restaient collées au bout de leurs doigts. (…) Pour eux aussi, la vraie vie était ailleurs, dehors, sur les écailles des papillons, les armures de samouraï des scarabées et des lucanes, sur le bateau qu’ils auraient bientôt.»
Il y a aussi ces très beaux passages où Corinne Desarzens fait parler Frédéric: «Dans la poêle, la peau du poisson est une feuille d’or qui se soulève, s’enroule, un liseré de cendre émiettée sur la chair rose, en dessous, qui a le goût de noisette. Je sens l’odeur de l’eau. Les joues de l’omble se mangent. Les joues des lottes sont vraiment grosses, par rapport à la taille du poisson. Les joues ont le goût des baisers. Je suis Frédéric.»
Mais pour mettre cette famille et cette enfance en mots, il a fallu ce déclic, ce drame. «Derrière les arbres en lisière de la prairie passent les trains. Celui-ci jette des étincelles. Celui-là gifle et secoue. Cet autre laisse derrière lui une traînée verdâtre, gazeuse, dans le soir. Ils se voient mieux quand les arbres n’ont pas encore de feuilles. Ils traversent des milliers d’endroits que nous ne verrons jamais. Nous aimons les voir surgir tout illuminés, la nuit. Sentir cette décharge de poisson électrique. Nous imaginons un congre luisant. Le couteau d’argent d’une orphie. Une anguille impossible à capturer » Les trains roulent. Et puis un jour, l’un d’eux s’arrête. Peu après, le téléphone sonne, qui annonce le suicide de Frédéric – jeté sous ce train.
Ce livre, on ne le lit pas: on y plante les dents, on le respire, on l’écoute. La curiosité de l’auteur est contagieuse. L’écriture est fertile – elle fouille la mémoire et ensemence l’imagination : une fois le livre refermé (à regret), les graines continuent de germer, la poésie de ces pages continue de résonner. Une écriture qui traque la beauté du langage – sonorités, tournures, images – dans le vocabulaire de tous les jours, mais aussi dans des termes plus spécifiques, liés entre autres à la pêche ou au vin.
Ressort de ce texte un amour du monde et des mots, ces mots auxquels l’auteur prête une sincère attention: «Sur toutes mes cartes postales, j’ai écrit le mot mélancolie, en me retenant de ne pas l’écrire à l’ancienne, mélancholie, avec ce h pelucheux de bogue de châtaigne, de poussière qui donne soif, de promesse assurée de voir aussitôt le balancement d’une plante grimpante dans l’encadrement d’une fenêtre, même entre deux buildings.»
Le texte de Corinne Desarzens a la magie d’une langue étrangère aux accents musicaux et imagés que l’on comprendrait sans l’avoir apprise. L’air de rien, elle fait ressentir – plus qu’elle ne dit – de grandes choses. Dernier exemple, avec cette définition du temps: «vingt-quatre heures de doutes moins une minute d’espérance».
À la lecture de Poisson-Tambour, cette minute se dilate – elle dure l’éternité du livre. Et même un peu plus…

BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille


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Une quête haletante

Que sait-on de ceux qui nous sont les plus proches? Leurs regrets silencieux, leurs hantises, leurs secrets, leurs plaisirs quotidiens. Que sait-on de son frère, quand celui-ci décide, au terme d’une longue errance muette, de se jeter sous un train, en pleine gare de Nyon? Corinne Desarzens, dans un livre admirable, entreprend de rompre le silence.

Référence avouée au Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, le Poisson-Tambour de Corinne Desarzens résonne bien autrement, et laisse dans l’âme des échos qui ne se perdent pas. Le poisson tout d’abord: c’est à la fois le signe et l’élément dans lequel Frédéric, le frère de la narratrice, semble avoir toujours évolué. Pêcheur professionnel à Nyon, il nage entre deux eaux, indissociablement lié à son alter ego, Vincent, qui est son jumeau identique. C’est pourquoi son histoire est d’abord une histoire d’eau, de navigation à vue, de (faux) calme plat et d’avis de tempête. Une histoire à jamais double aussi.

Un style unique

De l’enfance radieuse passée à Sète, dans une maison joliment prénommée la Métairie, aux derniers jours sur la Côte vaudoise, où Frédéric connaîtra une autre Métairie, clinique psychiatrique cette fois, Corinne Desarzens reconstitue – impatiemment, pourrait-on dire, avec l’angoisse de le perdre à nouveau – le parcours de son frère inconnu. À sa manière unique: à coups de petites touches de sensations réinventées, couleurs, goûts de lait et de sel oubliés de l’enfance, paroles dérobées aux adultes. Ressusciter, à partir des impressions de l’enfance, la figure du frère disparu, c’est bien sûr revenir à la source, interroger «la stupeur d’origine»: le couple bizarre que forment les parents, Gisèle (dite Hermeline, puis Granny) et Jean-Pierre (dit le Petit Rat, puis Grano). Chacun surprotégeant, à sa manière, ses enfants.
Tirant le fil de Frédéric, la pelote entravée de sa vie, la narratrice bute, littéralement, sur le nœud du couple parental. L’enquête prend alors des allures d’inquisition, de règlement de compte. Cette mère, qui néglige son mari pour se consacrer «exclusivement à ses enfants», sa mission sur la terre, n’en fait-elle pas trop?  Et ce père, spécialiste en grands vins, pour qui rien n’est jamais assez bien, ni bon, ni parfait, n’a-t-il pas tué dans l’œuf toute velléité d’indépendance chez ses enfants (qui logent toujours chez lui, à près de 48 ans) «Qu’est-ce qui les empêchait d’être heureux? Toute la difficulté revenait à se trouver en situation d’aimer ce qui était, ici, maintenant, plutôt que ce qui n’était pas.»
Remontant le cours de la vie de Frédéric, la narratrice dresse un constat d’échec: tout est là, déjà, en germes mortifères, dans les relations entre cette mère qui s’enlise dans les confitures et un père qui «pose des lingots d’or sur la table en disant à ses fils qu’ils n’ont plus besoin de travailler», leur supprimant «l’envie, les idées, la débrouillardise, la curiosité, les couilles.» Mais son enquête ne s’arrête pas là. Elle porte également sur les amis de son frère, ses rares fréquentations féminines, cette quête éperdue de tendresse qui l’a mené aux salons de massage genevois. Mais la piste, une fois encore, tourne court. Les femmes étrangères qui l’ont connu, si brièvement, ne savent rien de lui.

La vérité médicale

La narratrice se tourne alors vers les médecins qui ont suivi Frédéric (qu’on étiquette tantôt de maniaco-dépressif, tantôt de schizophrène). C’est une des parties les plus intéressantes du livre, car la vérité qui s’y fait jour éclaire le destin de son frère. Pendant toutes ces années de silence, d’errance et de désœuvrement, Frédéric s’est rendu régulièrement chez un psychothérapeute qui a tenté de comprendre (et de conjurer) le mal obscur qui le rongeait. Mais au fil des mois, Frédéric a manqué les séances, tout comme il s’est abstenu de prendre ses médicaments. Là encore, il a glissé comme un poisson: impossible à ferrer.
«L’explication, écrit Julio Cortazar, est une erreur bien habillée.» Dans son très beau Poisson-Tambour, Corinne Desarzens n’explique rien: tout juste livre-t-elle au lecteur des fragments lumineux, des flashes de vérité, des moments de «sensation vraie» comme dirait Peter Handke, qui parviennent à rendre ce frère inconnu extrêmement présent, plus peut-être qu’il ne l’a jamais été, lui qui aimait par-dessus tout le silence du lac et la vie solitaire du pêcheur.

JEAN-MICHEL OLIVIER, Scènes-Magazine


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La Suissesse Corinne Desarzens (née en 1952 à Sète) signe son quatorzième ouvrage de fiction, un des plus aboutis et des plus intéressants parus en Suisse romande ces derniers mois. Poisson-Tambour, centré sur deux frères jumeaux, explore une tragédie familiale. Vincent et Frédéric sont pêcheurs de profession, sur le lac Léman. À 48 ans, ils n’ont jamais quitté leurs parents et ne supportent plus d’être le reflet l’un de l’autre. Jusqu’au suicide de Frédéric, tout se déroule inéluctablement, avec un suspens hitchcockien, rythmé par un sourd roulement de tambour. On «n’avait jamais vu famille aussi brillamment équipée pour l’échec»: famille oppressive et étouffante, dans laquelle la mère, Gisèle, une sorte d’araignée, «se marie» avec ses fils, «les émascule et les rend inutiles», palpe leur ventre comme s’il était «un pouding» qu’il fallait démouler. Le tragique s’allie à un humour redoutable. Ainsi le père, Jean-Pierre, et sa manie des classements, son jusqu’au-boutisme typiquement suisse, son mécontentement perpétuel qui confine à la pathologie. Ou encore sa mystérieuse amie, une maîtresse toute de noir vêtue qui, pour se dédouaner vis-à-vis de la femme de son amant, lui offre des cakes au citron. Gisèle ne sait que faire des cakes qui s’amoncellent et les lance par la fenêtre. Frères et parents «se dévorent l’un l’autre. Des murènes.» Mais aucun ne peut envisager de quitter la famille. Aucun, sauf la narratrice.
Un des frères jumeaux de Corinne Desarzens s’est suicidé en se jetant sous un train. La nécessité d’écrire ce roman vient du besoin farouche de redonner corps à ce qui fut démembré. L’écrivain s’adosse à des faits autobiographiques sans mimer le réel, elle sait prendre les libertés nécessaires, quitte à tout réinventer (non pour masquer la réalité, mais pour la faire mieux apparaître).
On accepte de se laisser immerger dans Poisson-Tambour, de ne pas savoir toujours qui parle ou comment l’on passe d’une époque, d’un lieu à un autre, apparemment sans jointure. Le temps devient une matière, «ni fluide ni métallique, dangereuse, magnifique, proche d’une averse de grains de céréales sur une vitre». Le style fuit le «flux des consciences», évoquant l’œuvre de la Suissesse Catherine Colomb (dont Le Temps des anges fut publié par Gallimard en 1962). Desarzens est une conteuse et un poète, attentive à la porosité, relevant les coïncidences. Son écriture évolue sur une corde raide, échappe au monolithisme, allie plusieurs «tons», plusieurs «qualités»: humour, mélancolie, respect et dévoilement, avec la vélocité et l’agilité d’une anguille.

JULIEN BURRI, Europe


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Entretien avec Corinne Desarzens

– Aubeterre chroniquait la discorde autour du domaine familial dans votre belle-famille. Aujourd’hui, c’est votre propre famille que dévoile Poisson-Tambour. La réalité est-elle un prétexte à écrire (ou un pré-texte)? Ou l’écriture permet-elle de digérer la vie?
– Tant que je ne l’ai pas racontée, tant que je ne l’ai pas écrite, la vie n’existe pas. Hors de portée. Ou elle existe trop, palpitante, débordante, désordonnée, pas encore mise en forme. Et ça rend fou, tout ce temps qu’il faut pour raconter bêtement une histoire. On court toujours derrière. L’écriture digère-t-elle la vie? Le filtre c’est soi-même, la vie ce qui se passe à travers nous. Ce qui reste, plus dense, plus arbitraire, surprend toujours. Sartre, pourtant de loin pas mon auteur préféré, dit que les livres ne détruisent rien et construisent si peu. Les matériaux restent les mêmes, mais ils s’ordonnent autrement, qu’on travaille à chaud, avec la passion et le chagrin, ou à froid, quand ça fait du bien de les mettre à distance. Je pense que c’est le temps, le temps seul qui permet de digérer.

– Le lecteur de Poisson-Tambour ne sait pas s’il lit un roman ou un récit (auto)biographique...
– Autobiographique ou non: toujours la même question. Les tours du monde autour du nombril et du vagin d’Annie Ernaux et de Madame Angot m’ennuient. Les souvenirs tordus de Bret Easton Ellis me captivent. De première main, son matériau, mais après, il enlève, il allonge, il reconstitue, Il se laisse hanter: c’est si intimement mélangé que la vérité n’a qu’à bien se tenir, on tourne les pages et c’est la seule chose qui compte. Plusieurs scènes de Poisson-Tambour (l’intronisation des gendarmes, la visite à la coupeuse d’ongles de Sierra Leone) sont inventées. Soyons précis: les détails, l’atmosphère, les lieux, le moment sont inventés. Mais pas le spectacle des douze tambours, non, ça c’est impossible.

– En 2002, vous avez publié Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l’herbe de cette prairie. Ces deux titres évoquent votre manière de vous fondre dans votre sujet et de quitter ainsi la vie pour la fiction. De ce point de vue, Poisson-Tambour aurait pu s’intituler «Je suis Frédéric» (votre frère décédé)...
– Frédéric est le sujet central. L’axe. De toute sa vie, dérobée par ses propres parents qui se persuadaient de ne vouloir que son bien, il n’a jamais pu conjuguer le verbe être. Un verbe qui se répand, qui peut s’associer à tous les autres dans ce qu’on appelle le présent continu: «être en train de faire quelque chose». Un verbe puissant, pur, non dilué, capable de tout. Magnifique trilogie de la Norvégienne Herbjorg Wassmo, Le Livre de Dina répète jusqu’à la saturation «Je suis Dina». A Frédéric, je prête ma voix pour qu’il conjugue enfin le verbe être. Son prénom, une incantation, repousse l’issue. Il ne meurt pas.

– Cette fusion opérée par l’écriture se décline sur le mode de l’identification (à votre frère jumeau suicidé, donc au (sur) vivant également) et de la disparition: vous vous abstrayez de votre texte, vous en évadez...
– Pas «mon», mais son frère jumeau, le jumeau de Vincent, pas le mien. Un jumeau identique, ou monozygote pour faire plus savant, ne peut avoir de jumeau que du même sexe. La vie grouillante – la scène du train où deux voyageurs parlent des plastiques, ce que montre une carte postale, ce que pense le boucher – compte bien plus que les interventions du narrateur, qui doit surtout mettre en scène et faire disparaître les coutures. J’adore, malgré moi et ce que je viens de dire tout au début, quand la vie réduit à néant nos faibles tentatives pour la maîtriser. Quand elle submerge et prend toute la place.

– Vous présentez votre famille comme «brillamment équipée pour l’échec». Cyniquement dit, votre frère a prouvé l’efficacité de cet équipement mortifère...
– Oui, tout est annoncé, tout est joué. Un grand amour sans suite, pour ma mère, et son «oui» si inexplicable, à celui des prétendants le moins susceptible de lui apporter ce qui rend exaltants les heures, les jours, les années; ces jumeaux avec lesquels la mère se marie davantage qu’avec l’époux; l’équipement mortifère, effroyable, pour barrer les velléités de fuite, les projets de départ, les coups de foudre, pour verrouiller les écoutilles tout en maintenant la façade, au dehors, tout en croyant garder la face alors que la maison ne tient plus que par la tapisserie. Tout est annoncé, comme dans les films d’épouvante, par un bruit qui revient à plusieurs reprises: le tambour.

– Ce récit consacré à votre frère est aussi un texte de résistance (pour ne pas dire résilience) par l’écriture?
– Forcément de la résistance, de l’écriture, qui va forcément à contre-courant. La lecture, elle aussi est un acte de résistance. Le seul fait de s’enfermer dans une pièce avec un bouquin est un acte terriblement subversif.

– C’est également un récit de filiation(s). Votre père ne vous a pas appris les gestes de tendresse, mais vous a transmis cet amour de la terre, des odeurs?
– Non, c’est plus complexe, plus pervers. Le père ne passe pas de temps avec ses fils. Plus tard, il pose l’or sur la table, tue l’envie, démobilise. Où est la tendresse? Non, le père qui n’aurait jamais dû être père est un astre aux satellites qui ont la peau de femmes. Le père, citadin de cœur, ne transmet aucun amour de la terre, non, mais l’amour des contradictions, des polémiques, des grandes causes perdues. Trois mois après ma mère, dix-huit mois après Frédéric, mon père est mort cette année, le jour de mon anniversaire. Il laisse une correspondance extraordinaire, au sens littéral, une collection de lettres de rupture, souvent des lettres sonores, bandes magnétiques retranscrites par d’ex-secrétaires. Des lettres de vitupération contre les CFF, Swisscom et les fabricants de roquefort. Ce père-là faisait le grand écart, participant à la manifestation écologique contre l’autoroute du Somport dans les Pyrénées juste après un dîner en perruques organisé par des banquiers zurichois.

– «Tout va par deux, chez nous», notez-vous. Vous avez eu des frères jumeaux, puis avez donné naissance à des jumeaux. Par ailleurs, Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l’herbe de cette prairie étaient conçus en miroir. À l’instar de votre famille, votre œuvre se place-t-elle sous le signe du double?
– Oui, par deux. De plus en plus. Une manière appelle son contraire. Un tempo un autre tempo. Il m’arrive de jouer du piano, quand la maison est vide. Quand je joue Round Midnight de Thelonious Monk, j’ai envie d’une Barcarolle vénitienne de Mendelssohn. Un dîner du roi réclame une bonne semaine d’ascèse. Vivre comme un moine et, soudain, faire une folie. Pour l’écriture, j’aime travailler à un projet opposé: raconter une semaine absurde, drôle j’espère, en Australie après Poisson-Tambour; dire l’apprentissage de la langue japonaise pour contrebalancer les notes sur mon père.

– D’où vous viennent des images telle que «C’était un œuf frais au bord d’une table, qui vacillait au bord d’une marche d’escalier» pour parler de l’amour silencieux de votre famille. Tombent-elle pour ainsi dire entières dans votre texte ou les composez-vous longuement?
– Les images saisissent. Comme au cinéma. Et oui, elles tombent tout entières. Certaines au réveil. Souvent en marchant. J’ai gardé la photo de Claudia Cardinale dans La fille à la valise de Zurlini, toute seule, paumée dans une banlieue de Parme, superbe. Durrell parle d’un curry si frais qu’il venait tout droit des aisselles de Krishna. Les véritables images changent tellement de la langue ordinaire, répétitive, sans invention, convenue, lue des centaines de fois. Les images sont toujours neuves. Elles donnent des coups de poing.

– Pour finir sur une note de saison. Un des derniers Noëls de votre frère s’est passé au «ras de l’assiette» entre hommes (son frère et son père). Et chez vous, cette année?
– Notre Noël cette année? Deux solides poulets au curry, justement, vraiment très relevé; les carcasses pour en extraire une soupe et ensuite posées dehors, pour un renard, pour une renarde plus exactement. Des câpres avec leurs queues. Une tarte aux cassis avec une liaison d’œufs et de crème. Les journaux pas ouverts pour éviter de se mettre en colère. La neige sur un nouveau jardin qui aura des chemins, de gravier et de bois. Les oiseaux. Le chat qui s’appelle Macao. Les aiguilles et la cire. Les lettres des amis. Toutes les ondes que je voudrais tellement faire circuler. Tout le renouveau et les jours qui rallongent.

Propos recueillis par JANINE MASSARD, sur le culturactif.ch


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