camPoche 100


JEAN-FRANÇOIS HAAS

Le Chemin sauvage

Roman
2023. 448 pages. Prix: CHF 16.00
ISBN 978-2-88241-528-8


Biographie

Son premier roman, Dans la gueule de la baleine guerre (Seuil, 2007), avait été un coup de maître. Jean-François Haas, enseignant en Suisse, avait impressionné et récolté des prix: le prix Schiller 2007 et le Prix Dentan 2008 […]. Après J’ai avancé comme la nuit vient (Seuil, 2010), Le Chemin sauvage qui paraît ces jours est le troisième roman de Jean-François Haas, et c’est sans doute aussi le plus accessible. Qu’on n’y voie pas pour autant un amoindrissement de son travail, car la limpidité du propos et du texte n’enlève ni à la beauté, ni à la richesse de l’écriture, ni à la force de l’histoire qu’il raconte. Il y a d’abord, dans ce Chemin sauvage, une campagne luxuriante, secrète, obtuse parfois – elle a ses grottes, ses étangs, ses arbres qui chuchotent des histoires –, son village, sa laiterie, ses fermes aux volets clos et la modernité qui la menace. Ce monde moderne qui promet de bousculer l’ordre ancien, c’est celui du barrage que les hommes travaillent à construire et qui engloutira bientôt une part de ce petit univers campagnard; c’est aussi celui des baraquements installés aux abords du village et où vivent les Italiens. Certains les appellent «les Tchinks», signe qu’on est bien en Suisse quand débarquaient ces travailleurs venus, tout seuls, de la Péninsule, leurs familles restées au pays. Il est encore loin le temps où les Suisses se mettront à manger de la mozzarella, à cuire leurs pâtes al dente et à s’extasier sur les modes italiennes. Au village, on ne les aime pas du tout ces émigrés, ces hommes «aux yeux de loup» à qui on n’a rien demandé et qui n’ont qu’à travailler et se tenir à carreau. Rares sont les enfants qui osent goûter à leur «pizza»… Bien que ses petits camarades le moquent comme un trouillard, le narrateur, lui, n’a pas peur des Italiens et la pizza lui plaît. C’est un enfant de presque 12 ans dont le père, ouvrier et syndicaliste, refuse de jouer aux jeux dangereux de l’exclusion auxquels se livrent les villageois. Le petit narrateur l’a bien compris et il s’attache à tous ceux qu’on raille trop facilement. L’enfant connaît le poids des choses. Il joue à la guerre, qui est encore fraîche dans la mémoire des pères dont on invente ou magnifie l’héroïsme pour impressionner ses camarades. La mort est partout présente autour de lui: dans les récits de guerre, mais aussi dans sa famille. Il a perdu son frère aîné, emporté par la maladie. Sa vie est ponctuée par les visites au cimetière à ce «frère qui est silence» et qui l’accompagne encore, muet, dans ses jeux. Et très vite, le narrateur va perdre un autre amour d’enfance, la belle Myriam, une orpheline «misée» – c’est-à-dire adoptée en tant que servante – dans une famille de paysans brutaux. Myriam dont les formes naissantes allument malgré elle le désir des hommes. Elle va bientôt disparaître et sera retrouvée morte près de l’étang. Qui a tué Myriam? La question sera le moteur du texte qui, dès lors, prend des allures de policier… Mais Le Chemin sauvage n’est pas qu’un simple polar. Le soupçon qui rôde et se pose tour à tour sur plusieurs personnages est le révélateur des peurs et des hantises de cette communauté campagnarde. Les Italiens? L’homosexuel qui a eu le malheur de laisser transparaître ses préférences? Le curé un peu trop humaniste? Le père syndicaliste? Le simple d’esprit? Les vieux Gitans? La liste est longue de ceux qui ont peut-être voulu nuire au village et à ses habitants. Le petit narrateur raconte à la police les harcèlements dont Myriam était l’objet à la ferme, et la tension monte. Peu à peu, deux camps se dessinent. Sous le vernis bonhomme des fêtes paysannes, l’horreur pointe, menaçant et finalement détruisant le vert paradis des amours et des sensations de l’enfance. La trame du roman se promène un peu du côté de Simenon. Mais le projet de Jean-François Haas est aussi celui d’un humaniste qui veut pointer le racisme et la haine; qui veut dénoncer la détresse des exclus en écho peut-être à d’autres exclusions plus contemporaines celles-là. Et surtout, tout cela ne ferait qu’un bon roman de plus, si la chronique de cette enfance à la campagne ne fourmillait pas de détails propres à réveiller les mémoires, si les fantômes n’affleuraient pas partout sous la surface des choses, et surtout si l’écriture, tapie dans ses buissons de mots, n’explosait pas de poésie et d’ingéniosité. «Une tanche vient jouer de ses vieux ors sous les branches du saule au tronc noir, fendu comme un boeuf écorché, qui baignent dans l’étang: un poissonaux reflets d’argent bleu […] la suit qui descend dans l’ombre verte du fond où semble battre un incertain labyrinthe de racines». Il y a un goût du verbe croquant, vibrant, qui pare de couleurs chatoyantes et riches cet étonnant Chemin sauvage. Le troisième roman de Jean-François Haas est une réussite, un beau roman classique et prenant.

ÉLÉONORE SULSER
, Le Temps