Bourreaux du bureau: une cartographie du harcèlement
L’un est écrivain, l’autre
graphiste. Valentin et Sacha Decoppet détournent avec brio l’esthétique
bureaucratique pour signer un livre-objet qui décrit la violence du
mobbing. Original mais surtout éloquent
Il faudrait, pour honorer ce livre, l’effeuiller, en montrer le
spectacle des pages! On se contentera de le décrire, c’est le métier
après tout, et de dire à quel point ces Charpilles, inclassables bien
que perforées de quatre trous qui semblent les destiner à un classeur,
constituent l’ouvrage le plus original qu’il nous ait été donné de voir
depuis longtemps.
Publié par Bernard Campiche, qu’on ne soupçonnait pas de pareille
audace, c’est une rame de papier, schémas et colonnes de mots, comme
sortie de l’imprimante d’une quelconque administration. On s’en
approche: c’est une narration, une scansion, coulée dans une
pseudo-esthétique bureaucratique, au croisement de la to-do list
et du calligramme. Placé sous le signe de Bartelby, gratte-papier qui
dans la courte nouvelle de Melville répond un jour à son employeur
qu’il «préférerait ne pas», un récit se dessine, fragmentaire, pour
tenter d’approcher toute la sournoise complexité du harcèlement
professionnel. De page en page, chacune étant mise en scène avec une
inventivité graphique et narrative renouvelée, se dessine un vaste
panorama du mobbing, fondé sur la typologie établie au siècle passé par
le psychosociologue suédois Heinz Leymann.
«C’est en voyant les cas de mobbing se répéter autour de nous, voire
même augmenter, que mon frère et moi avons décidé de traiter ce sujet,
par l’écriture et le graphisme», note dans sa postface l’écrivain et
traducteur Valentin Decoppet, formé à l’Institut de Bienne, auteur en
2022 d’un polar qui nous avait semblé prometteur, et qui ici voit sa
prose mise en espace par le graphiste formé à l’ECAL Sacha Decoppet.
Entre prouesses typographiques et pulsation poétique, c’est un essai
d’Art faber, un manifeste ouvrier en col blanc, qui décrit la violence
du bureau comme A la ligne de
Joseph Pontus disait celle de l’usine; du secondaire au tertiaire, la
photocopieuse a remplacé la ligne de production, mais la souffrance est
la même, née de la répétition, de l’humiliation, de la déshumanisation.
Rares sont les ouvrages qui, comme La Couleur des choses
de Martin Panchaud a renouvelé l’esthétique de la BD en puisant dans
l’infographie, expérimentent de nouvelles formes avec à-propos, sans
jamais se détourner du fond. Ainsi de ces Charpilles,
livre-objet qui, avec brio, détournent les codes visuels du monde de
l’entreprise pour esquisser la cartographie de ses asservissements.
Alors pour tenter d’en montrer tout de même une page, on fait comme le
narrateur assigné au scanner – «poser le livre face contre verre et
fermer le couvercle lumière un mois à regarder la lumière un mois pour
apprendre à scanner page après page après ligne après ligne.»
THIERRY RABOUD, La Liberté
C’est
en voyant les cas de mobbing se répéter autour de nous, voire même
augmenter, que mon frère et moi avons décidé de traiter de ce sujet,
par l’écriture et le graphisme. En effet, si les langues commencent à
se délier, le sujet reste encore peu visible en littérature, et si
c’est le cas c’est souvent d’un point de vue personnel, particulier. Or
s’intéresser au mobbing, c’est commencer à reconnaître des modèles, des
points communs entre chaque situation. C’est se rendre compte qu’il y a
aussi un après-mobbing qui laisse des traces, des traces avec
lesquelles il faut vivre et parfois survivre. C’est observer que les
personnes qui mobbent ne répondront bien souvent jamais de leurs actes,
le mobbing étant difficile à prouver. C’est voir que la liste de
Leymann, si elle est un commencement, n’arrive pas à rendre compte de
la réalité du mobbing, de la détresse des personnes qui en sont
victimes. Charpilles est une tentative de mettre les mots sur les maux,
de visibiliser une maladie qui se répand, une maladie dont on pense
toujours qu’elle touchera les autres mais pas nous, jusqu’à ce que ça
nous arrive. Nous ne voulons pas dénoncer mais montrer, faire sentir la
destruction des personnes. Et avec un peu de chance faire changer les
choses. parente soumission ne l’empêcheront pas d’exercer sa liberté.
VALENTIN DECOPPET
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