JEAN-CHRISTOPHE AESCHLIMANN

LETTRE À YAËL ET LÉAH

Du paradis au numérique, à toute vitesse
Essai
2021. 224 pages. Prix: CHF 30.00.
ISBN 978-2-88241-473-1


Biographie

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Le fantasme est-il en train d’envahir le monde?

Qu’en est-il des relations entretenues aujourd’hui par les hommes et les femmes? Et comment évoquer la question des genres, qui elle aussi évolue à grande vitesse? Et le numérique est-il en train de changer notre rapport au corps, au réel?La Lettre à Yaël et Léah que publie Jean-Christophe Aeschlimann ressemble à une bombe, mais éclairante, à dégoupiller.

Jean-François Duval – Jean-Christophe, thème de ton nouveau livre?
JeanChristophe Aeschlimann – Tout simplement les femmes et les hommes, leurs relations et ce qui, aujourd’hui, les lie ou les délie. Pourquoi? Parce qu’aujourd’hui justement la féminisation du monde, on le sait, constitue l’une des tendances majeures du siècle qui s’est ouvert. C’est un bien, une conquête, une liberté, dont la puissance, irréversible, redéfinit les structures et les esprits. Et dans ce contexte d’émancipation, la différence des sexes demeure, immense, inaugurale, indéchiffrable. Cela quoi qu’en disent les apôtres du relativisme et de l’indifférenciation.

Jean-François DuvalTu veux dire: pas d’interchangeabilité possible entre les sexes?
JeanChristophe Aeschlimann – Les femmes et les hommes, les hommes et les femmes, sont peut-être interchangeables dans certains domaines, par exemple ceux liés au marché, aux fonctions, aux échanges, aux rôles sociaux. Mais la différence sexuelle porte en elle une forme de dissymétrie non soluble, partout et toujours. La question, palpitante, étant de savoir où et comment. En particulier dans le contexte de globalisation numérique qui est le nôtre. Si «une femme sur deux est un homme», comme disait Groucho Marx, la différence sexuelle, elle, existe. Ce sont ces questions, et quelques autres encore que j’évoque dans le livre, toutes liées, je crois, aux grandes évolutions et révolutions en cours.

Jean-François Duval – Lettre à Yaël et Léah prend la forme d’une adresse à tes deux filles. Les questions que tu soulèves font débat parmi une jeunesse dont l’âge tourne autour des vingt ans?
JeanChristophe Aeschlimann – Disons que le livre est écrit à destination de deux jeunes filles d’aujourd’hui, Yaël et Léah, et de toutes leurs amies de ce temps (mais les garçons peuvent tout à fait s’y intéresser). Il s’adresse aussi bien sûr à tout le monde. La question de la relation à l’autre, notamment pour tout ce qui a trait à l’amour, au désir, à la sexualité, touche tout un chacun, en particulier bien sûr les jeunes générations, qui assistent aujourd’hui à des évolutions et des changements conséquents en termes de société, de vivre-ensemble, de couple et de parentalité. D’autant plus si l’on mesure ces évolutions et changements au basculement numérique qui est en train d’arriver à l’échelle du globe.
À l’heure où les modèles les plus divers ont cours dans le monde qui est le nôtre, des plus obscurantistes aux plus éclairés, des plus rétrogrades aux plus généreux et libéraux, l’heure des questions est peut-être arrivée. C’est bien dans ce sens que les jeunes générations, appelées à construire le monde de demain, vont à leur tour s’interroger sur ce qu’elles souhaitent en matière de relation, d’amour, de désir, de partage. Cette Lettre à Yaël et Léah participe de ces interrogations, sans prétendre jamais à la moindre prescription. Ce livre est entièrement conçu dans un esprit de liberté. Vivre et laisser vivre, comme disent les Siciliens.

Jean-François DuvalUn éloge de la liberté donc?
JeanChristophe Aeschlimann – Oui. Ce livre ne fait d’ailleurs la leçon et la morale à personne, il célèbre la liberté advenue dans nos sociétés, où chacune et chacun peut, et c’est heureux, vivre l’amour, la relation, le désir, le couple, la sexualité comme elle ou il l’entend. Cette liberté n’est pas encore partout acquise, alors que certaines et certains lui préféreraient le conformisme, la remise à l’ordre ou je ne sais trop quelle morale d’imitation ou d’enfermement.

Jean-François Duval C’est aussi un éloge du désir heureux?
JeanChristophe Aeschlimann
– Je le crois. Un éloge qui ne se soumet pas aux injonctions du conformise, du fatalisme ou des modes de l’heure. Je le vois même sincèrement comme une bombe, tout simplement parce qu’il n’obéit pas aux modes du politically correct et des lieux communs qui orientent aujourd’hui les débats sur le genre, la différence sexuelle, le couple, le désir, la sexualité. Il tente de retrouver quelques généalogies et lois de la différence sexuelle, et d’éclairer quelques plaques tectoniques de ces problématiques. Par exemple en identifiant ce qui sépare le fantasme du réel, le corps de l’image, la pulsion du désir, etc.

Jean-François DuvalÀ certains moments, tu fais allusion à Judith Butler, apôtre d’un certain féminisme, dont visiblement tu ne partages pas les positions… Selon elle, le sexe féminin et le sexe masculin ne seraient que des «fictions» sans aucune caution d’ordre réellement naturel… Tu entends rétablir la part du biologique?
JeanChristophe Aeschlimann – Je n’entends rien rétablir du tout et je sais que le biologique connaît aussi parfois des exceptions ou des ambiguïtés. Mais si Judith Butler apparaît au début du livre, c’est d’abord pour distinguer entre elles des expressions diverses de ce qu’on appelle, parfois un peu confusément, le féminisme. Une chose est sûre à mes yeux en ce qui concerne cette auteure: elle bute toujours, in fine, sur la question du corps. C’est-à-dire du réel, en définitive plus puissant et déchirant que le fantasme ou l’image. De même que l’inconscient, pour Freud, sera toujours plus déterminant, et déchirant, que le conscient.
Autrement dit, le nom et la figure de Judith Butler, universitaire américaine à l’oeuvre imposante, je les ai plutôt choisis comme un symbole. Celui d’un féminisme radical et d’une volonté de passer par-dessus le corps et la différence sexuelle, une différence sexuelle dont je rappelle dans le livre qu’elle est pourtant à l’origine du monde et de l’histoire et au début de l’humanité. Judith Butler est d’avis que ce n’est pas le corps qui est déterminant mais bien le fantasme, ou autrement dit l’image et la culture et non le réel. Ainsi, je la cite parce que précisément elle finit par nier cette dimension fondatrice du réel, manière de voir avec laquelle je suis en désaccord complet, même si bien sûr l’influence culturelle, sociale, économique et politique joue un rôle dans la manière dont se décline la partition des sexes.

Jean-François DuvalL’un de tes chapitres s’intitule «Le corps, référent irréductible». Comment penses-tu que les LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels, transexuels) peuvent s’accommoder de ta position? Platon lui-même ne semblait pas s’embarrasser de cette question du corps, l’essentiel étant à ses yeux l’union des âmes.
Jean-Christophe Aeschlimann – Pourquoi les LGBT ne pourraient-ils se reconnaître dans ce propos? Le corps est un référent irréductible, à distinguer de l’image comme le fantasme est à distinguer du réel. Le fantasme n’est jamais l’équivalent du réel.
L’origine du monde, elle, est décrite comme exactement contemporaine de la naissance de la femme et de l’homme. Qu’ensuite toutes sortes de déclinaisons culturelles ou fantasmatiques relatives à cette différence originaire puissent exister ne change rien à ce constat, au sens où quel que soit le modèle auquel on peut aspirer, celui-ci découle d’une manière ou d’une autre de cette scène originelle. Que nous puissions vivre dans une société dans laquelle, je le souhaite du moins, chacune et chacun peut choisir librement sa façon d’envisager la relation, le partage, l’identité sexuelle, le désir ou la sexualité est évidemment une bénédiction. Une bénédiction qu’il s’agit de protéger et de maintenir face à toutes celles et ceux qui lui préfèrent le jugement, l’intolérance et l’exclusion.

Jean-François DuvalQue réponds-tu, sur le plan de la sexualité, aux gens qui n’ont pas «accès» au corps de l’autre: handicapés, vieillards, solitaires, etc., auxquels les vidéos porno (pornhub, youporn, que sais-je) permettent une satisfaction sexuelle qu’ils ne peuvent obtenir autrement? Les images et les fantasmes n’ont-ils pas toujours été là pour pallier au éventuels «manques» du réel?
JeanChristophe Aeschlimann – Je n’ai personnellement pas d’opinion ou de conseil à donner à ce sujet. Simplement et puisque tu me poses la question, je dirais que rien ne vaut ou ne remplace le réel, et que l’image a tout à fait sa place dans le réel. À condition, me dis-je, que l’image ne soit pas confondue avec le réel, puisque justement l’image n’est pas le réel, et le réel n’est pas l’image.

Jean-François Duval Venons-en précisément au pouvoir croissant de l’écran et du virtuel.
JeanChristophe Aeschlimann – C’est aussi en cela que ce livre ressemble à une bombe: il s’interroge sur ce basculement numérique qui est aujourd’hui à l’oeuvre à l’échelle du monde entier, et sur la part qu’il joue dans le bouleversement des relations amoureuses auquel nous assistons depuis quelques années. Le fantasme est-il en train d’envahir le monde? Le virtuel serait-il en train de prendre la place du réel? Poser ces questions, aujourd’hui, c’est dégoupiller non pas une seule bombe, mais plusieurs. Je parle bien sûr de bombes éclairantes (sourires).

Jean-François DuvalMais depuis les plus exquises estampes japonaises jusqu’à la plus vulgaire industrie vidéo-pornographique, l’image a toujours eu partie liée avec le sexe… Il y aurait un bon usage de l’image, de l’imaginaire, du fantasme, et un mauvais usage de ces mêmes éléments, sexuellement parlant?
JeanChristophe Aeschlimann – Non. Quand dans le livre je parle de l’image, du fantasme, du regard et de l’œil, ce n’est pas pour porter un jugement sur ce qui serait bien ou moins bien, ou de moraliser le moins du monde. Les représentations de la sexualité existent depuis la nuit des temps dans presque toutes les cultures et civilisations. Je souligne simplement le fait que le regard est constitutif du fantasme et que l’oeil a pour vocation de tout voir et de rendre captif celui ou celle qui regarde. Ce qui, en termes de désir et de pulsion, à l’heure où les images, sur les réseaux numériques, déferlent sans discontinuer, a bien sûr des conséquences. La captation de l’oeil est une vieille histoire, et le fait que le fantasme rend captif celui qui s’y risque n’est pas nouveau. Mais aujourd’hui on peut avoir le sentiment que l’image, ou le fantasme, sont en train d’accroître de manière sidérante leur puissance dans le monde, par la grâce d’une numérisation qui multiplie tous les jours les possibilités techniques et d’usage de l’image, immobile ou non.

Jean-François DuvalLe corps disparaît, comme le disait déjà Jean Baudrillard?
JeanChristophe Aeschlimann – Où le corps et où le réel se trouvent-ils quand l’image se substitue de plus en plus à eux? Le corps, je le redis, c’est le réel. Et le corps, je le répète aussi, ce n’est pas l’image. Le réel, ce n’est pas le fantasme. C’est tout ce que je dis. Cela en sachant que chacune et chacun de nous a des fantasmes, et que justement je ne vois aucune raison de moraliser ou d’émettre des jugements, que ce soit de morale, de bienséance ou de goût. C’est simplement le début d’une réflexion, qui compte tenu de l’accroissement quasi quotidien du pouvoir de l’image dans nos vies, va sans doute être amenée à se poursuivre à de plus grandes et profondes échelles encore.

Jean-François DuvalEn quoi la pensée d’Emmanuel Lévinas, un philosophe qui t’est cher et que tu évoques dans ton ouvrage, participe-t-elle de toutes ces questions?
JeanChristophe Aeschlimann – La pensée de Lévinas, quand elle évoque la dimension originelle du rapport à l’autre, permet d’éviter les pièges d’une conception seulement humaniste des relations à l’autre homme ou l’autre femme, qui souvent masque la nature radicale de l’altérité. C’est-à-dire: prenons garde aux formes que peuvent prendre un idéalisme et un humanisme de facilité. Non, nous rappelle Lévinas, l’homme n’est pas toujours bon face à l’autre, et cela quel que soit le genre de la personne.
Du point de la relation à l’autre, le genre ne joue ainsi aucun rôle dans la définition de ce qui rend l’humain justement humain. Je partage ce point de vue. Le rapport à l’autre ne connaît pas de conditions liées au genre, pas plus qu’à la nationalité, la religion, le rang social ou je ne sais quelle spécificité culturelle ou autre. Je trouve intéressant de rappeler cela dans le contexte du féminisme, et en particulier d’un féminisme tel que décliné par une Judith Butler, où l’opposition de genre homme – femme est posée comme fondatrice et perpétuelle, et en même temps niée puisqu’elle émanerait d’une nature purement culturelle et sociale.

Jean-François DuvalDans Lettre à Yaël et Léah, tu donnes par instant la parole à une psychanalyste, que tu appelles Eliza Upchink, et dont tu dis qu’elle est une voix «pure». C’est un personnage fictif? As-tu toi-même fait une psychanalyse?
JeanChristophe Aeschlimann – Non, je n’ai pas fait de psychanalyse à ce jour. Peut-être aurais-je dû? (sourires). Mais tout ce que je dis dans le début du livre est vrai: les propos issus du cabinet de psychanalyste m’ont effectivement été rapportés par une psychanalyste qui habite et travaille à New York, dans le cours de conversations et d’échanges menés ces trois dernières années et inspirés par toute l’intelligence et la moralité de cette femme hors du commun. Comment aurais-je pu inventer ce qu’elle m’a dit? Quant à moi, j’ignore tout de ce qui se dit dans les cabinets de psychanalyste aujourd’hui. Et c’est bien pour relayer ses propos si passionnants que j’ai décidé d’en faire un livre. Si dans cet ouvrage j’ai appelé cette psychanalyste réputée du nom d’Eliza Upchink, c’est parce qu’elle n’a pas voulu apparaître sous son vrai nom, malgré mon insistance. Il m’a fallu lui trouver un pseudonyme.
Celui d’Eliza Upchink m’est paru idéal, qui reprend le titre d’une chanson inédite à ce jour des Rolling Stones. J’aime beaucoup les Rolling Stones, tu le sais, lesquels, quand on parle d’abîmes et d’intensités comme c’est le cas dans le livre, en connaissent un bout sur la question. Eliza Upchink, dans la chanson, est un personnage intéressant si j’en crois les paroles qui la décrivent. Enfin, le choix de ce pseudonyme enlève tout caractère professoral, moralisateurou soit-disant scientifique à mon ouvrage, car comme déjà dit je déteste les moralisations ou les leçons tenues de haut.
Jean-François Duval – Quant au titre Lettre à Yaël et Léah?
JeanChristophe Aeschlimann – Et bien justement pour éviter la leçon de morale. En adressant le livre en quelque sorte à mes filles, je pense éviter la posture de celui qui prétend savoir, alors même qu’en réalité je ne sais rien. Last but not least, mes filles, qui ont lu le manuscrit avant parution et qui m’ont donné leur accord pour le titre, lequel se compose en réalité de leurs deuxièmes prénoms respectifs, n’en font pas toute une affaire non plus et prennent tout cela avec humour et coolness. Heureusement, dirais-je, car à elles non plus je n’ai pas à faire la morale ou la leçon. Mais elles ont bien aimé Eliza Upchink, le morceau des Rolling Stones, en particulier les guitares et le groove de la batterie de Charlie Watts. Charlie Watts, elles l’aimaient bien, elles ont pleuré quand il est parti.

Jean-François DuvalTu dis dans ton livre n’être par instants «même pas d’accord avec toi-même». Cela ne pose pas problème quand on entreprend d’écrire?
JeanChristophe Aeschlimann – Comment être toujours en accord avec soi-même? C’est impossible, sauf à se croire ou se penser infaillible ou au-dessus des lois – y compris des lois psychiques. Freud a bien montré que la contradiction fait partie de notre psychisme et de la vie, et les poètes, de Homère à Shakespeare, à François Villon et à Rimbaud, n’ont cessé de mettre en lumière, si l’on peut dire ainsi, nos parts simultanées d’ombres et de lumières, de veille et de sommeil, de savoir et d’ignorance, de conscient et d’inconscient, etc. C’est un peu l’image du chevalier du Poème sur le pur néant, de ce cher Guillaume d’Aquitaine, un texte qui a mille ans, que je cite au début du livre, qui découvre, légèrement ébahi, son propre poème après avoir somnolé sur son cheval, et qui ignore quand il veille et quand il dort. Byron, Shelley, les romantiques anglais, les grands artistes, l’ont aussi montré: la part du rêve, dans nos vies, est peut-être centrale. J’en suis pour ma part convaincu.

Jean-François DuvalQu’ajouter à tout cela?
JeanChristophe Aeschlimann – Je dirais que le rapport à l’autre, toujours, nous renvoie à une autre part de nous-même. Après que vous dites quelque chose, ce qui vous en revient est toujours autre que ce que vous pouviez avoir pensé. Et cela est vrai aussi de ce qui se passe quand nous parlons à l’autre sexe. La femme, pour l’homme, représente également une forme de l’autre, comme l’homme, pour la femme, s’avère autre. C’est à la fois fascinant, parfois très drôle, parfois un peu fatiguant, et infini.

Jean-François Duval – Tout en nous n’est que perception et représentations, ont dit des philosophes comme Kant ou Schopenhauer. Qu’est-ce que le «réel» à cette aune-là? À quoi le «reconnaît»-t-on? Selon quels critères?
JeanChristophe Aeschlimann – À prendre ta question au pied de la lettre, nous pourrions l’évoquer pendant des heures, au détour et à la lumière de considérations philosophiques abyssales. Pour l’heure et ici même, je me contenterai de répondre, à ta question, ceci: le réel, c’est le corps. Ou l’inconscient. Ou ce qui échappe, justement, à nos représentations, à commencer par l’autre homme ou l’autre femme. Le réel, c’est l’Autre.

Blog de JEAN-FRANCOIS DUVAL

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L’invité: un homme aux multiples facettes
Ancien journaliste, Jean-Christophe Aeschlimann a consacré un essai aux relations femmes-hommes.

Un homme kaléidoscopique
Ancien journaliste, Jean-Christophe Aeschlimann a consacré un essai aux relations femmes-hommes

Un homme de lettres,. Sa dernière est adressée à Yaël et Léah. C’est d’ailleurs le nom de son récent essai. Jean-Christophe Aeschlimann y évoque la question des genres, des relations entre femmes et hommes sur fond de développement numérique. À toute vitesse, peut-on lire sur la couverture. À son image. Celle de sa conversation, de ses pensées, dont le débit est insoupçonnable. Kaléidoscopique, comme il se définit aussi. Éclectique, c’est certain. Car cet ancien rédacteur en chef du magazine Coopération, qui n’aime rien tant que de multiplier les points de vue, reconverti dans la communication d’entreprise, possède des goûts et intérêts plus que diversifiés. Un homme de lettres, amateur de hockey sur glace, qu’il faut suivre donc, à l’instar d’un puck sur une patinoire toute fraîche.

La Liberté – Jean-Christophe, quand avez-vous commencé à écrire?
J.-C. Aeschlimann – Le premier livre que j’ai écrit, c’était avec Emmanuel Levinas. J’avais vingt-cinq ans, j’étais étudiant à Genève et je suis allé l’écouter. Je n’ai pas tout compris, mais j’aime parfois ne pas toujours tout comprendre, et j’ai été ébloui par ce grand philosophe. J’ai ensuite pris ma plus belle plume et je lui ai écrit. Il nous a reçu, avec un ami, à Paris, et c’était extraordinaire. J’ai toujours pensé, et c’était également valable par la suite dans ma vie de journaliste, que pour comprendre ce qu’a écrit une personne, il faut la rencontrer. J’ai ensuite fait la même chose avec Paul Ricœur.

La Liberté – Votre dernier livre, quelle est sa finalité?
J.-C. Aeschlimann – Explorer tant soit peu le mystère et le secret, merveilleux, insondables et éternels, des relations entretenues par l’homme et la femme, relations à l’origine de tout et qui sont probablement la chose la plus importante qui soit. J’ai longuement parlé, au fil d’entretiens menés sur trois ans, avec une psychanalyste freudienne établie à New York, qui observe, depuis plusieurs années, l’évolution des relations entre hommes et femmes mais aussi les relations au corps, soumis à toutes sortes de révolutions dans le basculement numérique que nous sommes en train de vivre. C’est elle que j’appelle, dans le livre, Eliza Upchink ou la voix, car elle ne souhaitait pas apparaître sous son vrai nom. Le genre, aujourd’hui souvent remis en cause, pose de nombreuses questions, qui en entraînent d’autres sur les relations et l’identité. Car «si une femme sur deux est une femme», comme disait Groucho Marx, la différence sexuelle, elle, existe. Tout cela est adressé sous forme de lettre, un message à deux jeunes filles en référence à un siècle qui se féminise. Le livre comporte une cinquantaine de petits chapitres évoquant aussi bien le fantasme que le désir et la pulsion et ce qui les distingue (il détaille son propos en citant notamment Freud, ndlr).

La Liberté – Vous affectionnez particulièrement les citations, non?
J.-C. Aeschlimann – Oui, surtout si elles sont drôles…
Je n’en manque pas. En tant que Suisses, nous sommes déjà dans un contexte culturel un peu contradictoire, car ce pays est constitué de langues différentes. Comme Biennois d’origine, je comprends et me sens aussi proche de Genève que de Zurich. Mais je ne cache pas que j’aime l’idée des empires et des constructions complexes comportant plusieurs nationalités et religions. L’autre contradiction qui m’habite est celle qui existe entre l’homme que j’essaie d’être et la femme. On ne comprend rien à ce que dit l’autre (l’auteur de ces lignes rit, ndlr). C’est justement ce qui fait le charme, on n’y comprend rien alors on est attiré par l’autre. C’est un des plus beaux cadeaux de la vie.

La Liberté – Écrire, c’est un besoin?
J.-C. Aeschlimann – C’est peut-être essayer de comprendre ce qu’on dit soi-même. C’est entreprendre des voyages par la pensée dans divers univers. Et j’aime le fait de pouvoir les partager.

La Liberté – Vous écrivez aussi sur le hockey sur glace…
J.-C. Aeschlimann – Ce sport est fascinant, magique. Il concrétise l’imprévisibilité absolue du présent, ses déchirures soudaines, et j’adore ça car je suis en quête d’intensité.

La Liberté – L’écriture pour vous, c’est aussi une façon de lutter contre la banalité du quotidien?
J.-C. Aeschlimann – Sans doute, un peu, oui. La banalité du mal, comme disait Hannah Arendt.

La Liberté – Quelle thématique occupe actuellement vos nombreuses pensées en vue d’un éventuel prochain livre?
J.-C. Aeschlimann – Je crois que je ne vais pas vous en parler car je risque de les mettre en danger. Mais je pourrais résumer en un mot: le messianisme. Comment, pourquoi et sous quelles formes des événements peuvent-ils changer le destin du monde? C’était pour moi le cas lors du 11 septembre 2001, mais la pandémie ou la crise russo-ukrainienne en forment peut-être aussi des exemples.

La Liberté – Au fond, qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement?
J.-C. Aeschlimann – Le mystère des choses, des temps qui changent, des époques qui passent, de ce qui demeure du passé dans le présent et l’avenir, l’émergence de l’avenir et son caractère (presque) impénétrable. Et de ce que nous pouvons faire pour sauver ce qui peut l’être et réparer le monde. Dans cet esprit, j’aime beaucoup cette phrase inoubliable de Baal Shem Tov:  «C’est le souvenir qui porte le secret de la rédemption.»

La Liberté – Comment vous définiriez-vous en une phrase?
J.-C. Aeschlimann – J’aimerais pouvoir dire que je suis un homme kaléidoscopique. Il y a une phrase que j’adore, c’est une citation, d’Hannah Arendt. «Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous les voyons telles que nous sommes.»




Sils-Maria mon amour

«J’ai une affection ancienne et profonde pour Sils-Maria, en Haute-Engadine dans les Grisons. Cet endroit, qui possède un hôtel emblématique et qui a été durant plusieurs décennies une extraordinaire plateforme européenne de rencontres d’intellectuels, de personnalités et de politiciens, m’a d’emblée fasciné et ensorcelé. Après avoir fait la connaissance des propriétaires de l’hôtel, j’ai fini par écrire un livre sur ce havre de paix, où j’ai d’ailleurs rencontré celle qui allait devenir ma femme. J’avais notamment découvert qu’Anne Frank y avait passé deux étés, qu’elle qualifia elle-même de «plus beaux de sa vie». Disons que ce livre témoigne de mon intérêt pour l’histoire du monde et les mystères du temps.»



Bio express

Famille
Né le 6 février. A grandi à Bienne auprès de ses parents, Michèle et Samuel, industriel. Aîné de deux frères. Marié à Denise. Deux filles: Salomé et Noémie. Habite à Bâle et Verbier.

Formation
A étudié la littérature et l’histoire à Genève. A notamment été rédacteur en chef du magazine Coopération. Travaille actuellement dans la communication d’entreprise. A écrit plusieurs livres, dont Répondre d’autrui – Emmanuel Levinas ou L’Océan des émotions, Fragments.

Hobbies
Ski, musique, histoire et hockey sur glace.

STéPHANE SCHROETER
, La Liberté, 13 juin 2022

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Lettre à Yaël et Léah, de Jean-Chrsitophe Aeschlimann

«Le thème de ce petit livre, c'est tout simplement les femmes et les hommes, hier, aujourd'hui, demain.»
Pendant son sommeil, Jean-Christophe Aeschlimann a fait un rêve, où une voix pure lui a parlé, notamment de la différence des sexes, c'est-à-dire de ce que cette voix a entendu à ce propos sur son divan de psychanalyste.
Une fois réveillé, il ne garde pas pour lui ce que cette voix lui a dit. Il en fait un «petit livre» qu'il intitule Lettre à Yaël et Léah, deux jeunes femmes vingtenaires, ses «Petites Dames d’hier» et ses «Dames d’aujourd’hui».
Il s'est efforcé de le transcrire dans une «langue aussi simple que possible, proche même du langage parlé, avec quelques répétitions mais qu'importe n'est-ce pas, l'idée étant avant tout d'être compris par chacune et chacun».
Dans cet essai, qui se propose d'analyser Du paradis au numérique, à toute vitesse ce qui différencie les hommes et les femmes, l'auteur n'est pas en opposition avec un féminisme justement «différentialiste», qui est légitime.
Au contraire, car il constate – ce que les théoriciennes du genre ne veulent évidemment pas considérer –, que le corps de l'homme et celui de la femme sont bien différents et que «la conséquence en est un psychisme différent».
Le corps est de fait un «référent irréductible». Nier sa réalité, c'est faire place au fantasme. Cela se produit d'autant plus facilement de nos jours qu'on ne fait plus de différence entre le réel et le virtuel, quel que soit le sujet:
«Se sentir femme, ou se sentir homme, ne veut pas dire pour autant qu'on est femme ou qu'on est homme.»
Le progrès technique, qui s'est traduit par l'omniprésence des écrans, favorise le fantasme, mais celui-ci a toujours existé. Cela ne veut pas dire que les femmes puissent pour autant se substituer aux hommes et inversement.
Leur différence est d'ailleurs de tous les temps. Le confirme bien le récit de la Genèse. S'il y a eu séparation dès l'origine entre la femme et l'homme, ni l'une ni l'autre ne peut être jamais totalement homme et femme à la fois:
«Il peut y avoir union parce qu'il y a eu séparation et marquage de la différence.»
«Cette séparation va permettre la rencontre, le manque se faisant existentiel.»
L'auteur fait une remarque qui met à mal les clichés. Il dit en effet que la femme est plus complète que l'homme puisqu'elle peut vivre sans l'homme, ce qui n'est pas le cas de l'homme qui ne peut vivre sans la femme:
«C’est à l'homme [...] qu'on a enlevé une côte, ce qui a introduit le manque en lui.»
Dans cet essai, l'auteur aborde bien d'autres sujets en rapport avec cette différence intrinsèque entre les femmes et les hommes, tels que la famille, l'intimité, le secret, la transcendance, la morale, la liberté, la transmission...
Dans des Hors-textes, il se souvient qu'à la fin de son rêve lui est revenue une phrase de James Joyce, «le grand écrivain irlandais [qu'il] aime tant», qui pourrait résumer ce qu'a voulu lui dire in fine la voix qu'il a écoutée:
«Il faut pécher pour grandir. Devenir plus grand que ses péchés vaut mieux que toute la pureté que vous prêchez.»

Blog
de FRANCIS RICHARD

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Je vous écris aujourd’hui, Yaël et Léah, mes Petites Dames de hier et mes Dames d’aujourd’hui, vous qui venez d’avoir ou aurez bientôt vingt ans.
Vous comme moi nous réjouissons de l’émergence d’un monde nouveau, dans lequel les femmes vont jouer un rôle plus grand encore que celui qu’elles jouent aujourd’hui et qu’elles ont joué depuis toujours.
Aujourd’hui, en matière de relations amoureuses, de désir, de partage, nul modèle n’est imposable à chacune et chacun, et chacun et chacune doit pouvoir choisir sa manière d’aimer et de partager comme bon lui semble, et avec qui bon lui semble, de surcroît sans jugement ou moralisation. Vivre et laisser vivre, comme disent les Siciliens.
Dans ce petit livre, il est question des femmes, des hommes, de la différence sexuelle. De l’importance du corps, du fantasme, du désir. De l’influence grandissante de la numérisation et du virtuel dans nos vies. Et de l’évolution des rôles de père et de mère.
Tout ce qui s’est écrit ici résulte d’observations issues du cabinet d’une psychanalyste et m’a été dicté par une voix pure, qui m’a raconté des choses de première main et vraies, nul doute là-dessus croyez-moi. D’ailleurs jamais je n’aurais pu les inventer. Comment l’aurais-je pu?
Le thème de ce petit livre, c’est tout simplement les femmes et les hommes, hier, aujourd’hui, demain.
Il y a plusieurs chapitres, et vous n’êtes pas obligées de tous les lire en une fois, certains peuvent être lus comme des petits textes, comme ça, pour réfléchir un peu.
On y va, les filles?

JEAN-CHRISTOPHE AESCHLIMANN


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