ANTONIN MOERI

RAMDAM

Roman
2019. 192 pages. Prix: CHF 30.00
ISBN 978-2-88241-453-3


Biographie

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Plafond de verre

Dans Ramdam, Antonin Moeri avance sur la corde raide en mettant en mots une histoire banale, celle d’un voisin bruyant qui rend fou le locataire du dessous

Est-ce là un agacement de la vie quotidienne, un drame du racisme ordinaire ou le délire d’un homme qui se mure dans ses obsessions? Quand Antonin Moeri met en mots un fait banal, qui ne mérite qu’à peine la qualification de divers, le doute reste permis. L’intrigue tient en une phrase, la première de Ramdam: «Ses voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans.» Car depuis tout ce temps, Malik Oussedik subit les claquements de porte, passages d’aspirateur nocturnes et musique intempestive de l’occupant du dessus, Roger Bugnon. Sauf que le premier est d’origine algérienne, et que le second se revendique comme un «bon Suisse», ce qui change un peu la donne.
Le bruit rend fou, ce n’est pas un mystère. Mais l’inconstance de la victime, le ressenti de ses proches – il y aura procès et interrogatoires – laissent planer la suspicion: ne sombrerait-il pas dans la paranoïa, imaginant des insultes, ne s’adonnerait-il pas à son tour au harcèlement, téléphonant sans arrêt à son voisin pour se plaindre?
Dans Ramdam, Antonin Moeri avance sur la corde raide, s’accordant, comme il le précise, le droit à la fiction pour incarner ses personnages, leur inventant au besoin une enfance, un abandon, des opinions fort tranchées pour expliquer leur incapacité à trouver un terrain d’entente. Coupable ou victime? La fin ouverte n’apporte pas de réponse. Mais ce sentiment diffus d’incompréhension, de réalité fluctuante, laisse derrière lui un malaise quant à lui bien palpable.


AMANDINE GLÉVAREC, 
Le Courrier,  20 décembre 2019

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Émission radiophotonique «Entre nous soit dit», avec Mélanie Croubalian, le 9 janvier 2020.

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Que se passe-t-il vraiment dans Ramdam? Tout commence avec un article d’un journal régional bien romand: «Ses voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans». Le narrateur, dont on ne sait pas grand-chose, ce qui ajoute une gangue de mystère à mesure que la narration s’épaissit, est intrigué. Il reçoit d’un ami un classeur fédéral gris contenant les pièces du dossier. Il n’est pas certain que ce soit suffisant. Mais enfin, qui ne tente rien en sait encore moins. N’est-ce pas? Cela aussi, ce n’est pas si sûr.

Querelle de voisnage

Les querelles de voisinage peuvent devenir un enfer entre locataires que rien ou presque ne rassemble. C’est le cas de Malik, un viticulteur bien de chez nous hormis, diront certains, ses origines maghrébines. Sa vie lui plaît. Un métier. Une copine. Le calme. Pas de problème. Jusqu’au jour où son voisin du dessus emménage. Un Bugnon dont les biscotos présagent de sales bugnes en cas de bisbille de palier. Un balèze aux bras comme ça qui a, lui aussi, une copine, mais un berger allemand et la fâcheuse habitude de laisser tomber ses haltères de vingt kilos. On vous passe le reste, la musique qui fait vrombir les murs, l’aspirateur à deux heures du mat’ et autres joyeusetés sonores et verbales. Le brave immigré intégré contre le sale Suisse «de souche» dans un pays qui a – vaste sujet! – un rapport particulier à l’altérité comme au silence? C’est sur ce canevas bien perçu qu’Antonin Moeri développe une intrigue brouillant insidieusement les cartes. Cet écrivain genevois confirmé (Allegro amoroso, Juste un jour, etc.) laisse son narrateur enquêter, interroger, soupeser les témoignages des uns et des autres pour mieux l’égarer – et le lecteur avec.
Le racisme? Seulement lui? Il y a des ressorts haineux qui s’expliquent comme il y a des claques qui se perdent. Quelle autre piste? La paranoïa? Mais encore? Qui est le bourreau? La victime? Dans Ramdam, le doute chemine confusément entre faits se brouillant et imagination s’épandant. Cette enquête insolite sur l’enfer (extra)ordinaire du voisinage se transforme alors en enlisement dans les méandres du psychisme de l’être humain. À cet égard, Antonin Moeri fait figure de démiurge particulièrement roué. Ses éclairages ne restent jamais sans obscurités. Il y a de quoi être ébranlé. Et épaté.


THIBAUT KAESER, 
L'Écho Magazine, 7 novembre 2019

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Le Ramdam d’Antonin Moeri ne tombera pas dans l’oreille des sourds

Dans sa dernière fiction, l’auteur romand joue avec un fait de société (la guerre entre voisins) comme s’y emploient le percutant Ferdinand von Schirach dans ses nouvelles ou le non moins grinçant Ulrich Seidl dans ses films proches du « docu ».  Où le style, à tout coup, le regard personnel et la patte font office de valeur ajoutée…     

Les conflits de voisinage ont ceci de particulier, dans la longue histoire des relations humaines, qu’ils prennent souvent, à partir de vétilles, des proportions tellement outrées qu’elles en deviennent irrésistiblement comiques, et La brouille des deux Ivan de Gogol en est la meilleure illustration en littérature.
Il y a quelques années de ça, un reportage de la télé romande documentait ce genre de bisbilles dans un contexte de villas Mon rêve où des  nains de jardins de nos régions se transformaient soudain en foudres de haine et autres harpies, recourant tantôt à la police et tantôt aux tribunaux pour des questions infimes de pelouses défrisées ou d’arbrisseaux jetant de l’ombre sur le jacuzzi voisin, que c’en était à se tordre de rire.
Bref, chacune et chacun connaît ce genre de situations bêtes ou méchantes sans en faire pour autant un plat ou pire : un livre, alors qu’Antonin Moeri s’y accroche, dans Ramdam,  avec une sorte de passion vorace qui ne date à vrai dire pas d’hier.
De fait celles et ceux qui ont suivi le parcours littéraire de ce nouvelliste mordant (Allegro amoroso ou Le Sourire de Mickey) auteur en outre de plusieurs romans décapants travaillant le matériau actuel et le langage des temps qui courent avec une acuité verbale à la Houellebecq, plus ou moins héritier aussi d’un Thomas Bernhard par son usage du sarcasme et de l’humour noir – ceux-là donc auront apprécié (ou pas !) le type d’observations cinglantes, voire désobligeantes, de celui qui représentait son double narrateur en veste de pyjama dans son roman précédent – l’une de ses plus belles réussites.  

L’homme qui a vu Naïm qui a vu Malik…  

Or Ramdam développe l’observation du scrutateur en veste de pyjama de façon plus têtue, tonique et panique, et plus «explicite » dans sa façon de traiter un fait de société virant à la tragédie – dans une sorte de rapport à valeur de dénonciation au deuxième degré que le narrateur (on dira  l’auteur pour faire simple) dédouble en fiction,  mêlant faits possiblement avérés et compléments extrapolés à sa façon; et c’est là que, véritablement, le roman commence.
Au départ du «travail» du narrateur, un fait divers relatif au ras-le-bol d’un certain Monsier Tavares, victime d’un voisinage toxique, le porte à imaginer, à partir de documents que lui fournit un certain Naïm sur un cas similaire, une fiction romanesque qui se nourrit de témoignages divers relatifs à la vie quotidienne d’un certain Malik, fils binational d’un Algérien et d’une Suissesse, en butte lui aussi aux débordements sonores de son voisin du dessus, un certain Monsieur Bugnon qui n’aime rien tant que de faire trembler tout l’immeuble en laissant retomber ses haltères sur le sol, ou de forniquer non moins bruyamment, avant de provoquer verbalement son « bougnoule » de voisin à chaque fois qu’il le croise flanqué de son chien Brutus…

Pour une «meilleure compréhension»

Ainsi le projet du narrateur a-t-il cela de particulier qu’il joue à la fois sur des faits supposés «réels» et toute une série de compléments relevant de la fiction mais qui nous en diront plus sur la situation  en cours, les détails s’accumulant sur les composantes du conflit opposant Malik et le redoutable Bugnon, lequel devient un personnage assez représentatif du racisme ordinaire tout en s’humanisant quelque peu sous la plume du romancier, alors que Malik, au contraire, apparaît sous un jour quasi parano qui nuance son statut de victime idéale.
Mais à quoi tout cela rime-t-il? N’est-ce pas un jeu équivoque que d’imaginer des situations qui procèdent à la fois d’une réalité sociale avérée et de la fantaisie d’un romancier? Celui-ci ne trahit il pas la «vérité» en soumettant ses personnages au conditionnel de ses conjectures. Ou, tout au contraire, le jeu des suppositions permet-il au romancier, en s’impliquant  également lui-même, de participer à une meilleure compréhension de la situation évoquée.

Une page intéressante éclaire la démarche à la fois «objective» et  non moins «subjective» du narrateur. Celui-ci, plus ou moins en panne sur son «travail», s’accorde une balade au cours de laquelle une rêverie en roue libre l’aidera peut-être à relancer son récit: «Car je m’étais demandé comment persévérer dans cette entreprise, dans cet essai de compréhension (…) Ce que j’ai toujours aimé dans la marche, c’est la délicieuse ivresse qu’elle peut procurer», et de fait la marche vient compléter ici les phrases esquissées entre les quatre murs de sa cellule et voici qu’en pleine nature les images du conflit  imaginé s’exacerbent: «Il y a la bête immonde mue par un obscur instinct, l’exécration et la terreur ; les foudroyantes agressions, les pulsations de la vue et le chant rauque qui monte le long des tours, la guerre entre voisins», etc.

Les  faits et le «plus» de la fiction

L’usage des faits divers en littérature remonte à la plus haute Antiquité, pourrait-on dire en parodiant le délicieux Alexandre Vialatte, mais les choses ont changé avec la prolifération des journaux populaires, à la fin du XIXe siècle (notamment avec Dostoïevski tirant le polar «métaphysique» de Crime et châtiment d’une sordide  affaire), et les médias actuels, l’explosion du feuilleton plus ou moins criminel à base sociale ou psychologique rebondissant en séries télévisées auxquelles s’ajoutent de nombreuses docu-fictions parfois supérieures en qualité, tout cela nous incitant à mieux discerner ce qui relève du «photomaton», pure copie du réel, et ce qui, par le style de l’auteur, ressortit à ce qu’on appelle la littérature, sans connotation «élitaire» obligatoire.
Mais la patte d’une Patricia Highsmith, ou celle d’un Simenon, dont les romans partent souvent de faits divers, signalent bel et bien une «valeur ajoutée» qui se retrouve, au cinéma, dans les fictions astringentes de l’Autrichien Ulrich Seidl, très proches de docus sociaux en plus carabinées, ou dans les nouvelles de l’auteur allemand Ferdinand von Schirach  (Coupables et Crimes),  avocat de métier qui « traite » les affaires les plus significatives, et parfois les plus atroces, avec le regard acéré d’un moraliste et le talent d’un vrai conteur.
Je tombe enfin, dans le journal de ce matin, sur le compte rendu du procès intenté à une jeune mère qui a étouffé son nouveau-né après avoir dissimulé cette troisième grossesse à son entourage, je vois la scène en tremblant de rage et de compassion mêlées et je me dis : « affreux ! », tout en constatant in petto que faire de cette tragédie  autre chose qu’un épisode à sensation demandera autant d’empathie que de délicatesse, de lucidité et d’honnêteté…
Alors qui s’y collera d’Antonin Moeri, de Ferdinand von Schirach ou du terrible Ulrich Seidl ? Défi !


Blog
de
JEAN-LOUIS KUFFER  

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«À cet instant, je ressentis une forte envie d'écrire ce livre; une envie irrépressible de me glisser dans la peau d'un personnage arabo-suisse, un personnage qui verrait s'acharner contre lui un citoyen balèze, dont le lecteur ne saura pas si ce citoyen balèze est une projection ou non de l'esprit d'un homme réduit à sa plus petite dimension.»
Malik Oussedik est le personnage arabo-suisse. Roger Bugnon est le citoyen balèze. Ils habitent le même immeuble dans une ville de cinq cent mille habitants, au bout d'un lac, dans «un petit pays ne disposant d'aucune ouverture sur la mer.»
Malik vit «depuis cinq ans dans son appartement» mais le cauchemar [dure] depuis un an. Depuis, Roger occupe l'appartement du dessus: il rentre au milieu de la nuit en claquant la porte; son berger allemand aboie comme une bête traquée.
Ce n'est pas tout: il ricane quand il croise Malik et son ami Naïm dans la rue; il passe l'aspirateur à minuit; il laisse allumé son téléviseur à toute heure du jour et de la nuit et, quand Malik essaie de lui parler, il lui répond élégamment:
«Va chier sale bougnoule! »
Malik se défend. Il appelle la police pour faire cesser ce Ramdam. Il voit «un responsable du service spécialisé dans la gestion de crises.» À sa demande il remplit de notes deux cahiers pour raconter ce qui lui arrive. Il porte plainte.
À partir de ces cahiers et de l'épais dossier gris qui lui ont été remis, le narrateur comprend que, tout simplement, «le costaud [reproche] à Malik d’exister» et que celui-ci, au moindre bruit, exaspéré, le harcèle aussitôt en lui téléphonant.
Le narrateur rencontre les témoins de l'affaire: Naïm Baroudi, le confident de Malik, Loulia Vesel, la compagne de Malik, Ariane P., l'amante de Roger. Il explore les passés de Malik et de Roger et leurs relations avec leurs pères.
Malik paraît normal, mais il présente des signes qui auraient dû alerter son entourage: «trouble du sommeil, indécision, agitation inhabituelle, paroles erratiques, idées de ruine aussitôt suivies d'un gonflement d'égo spectaculaire.»
Antonin Moeri laisse ouverte la fin de son histoire: au lecteur de l'imaginer, à partir des derniers éléments qu'il lui donne, notamment le jugement que le Tribunal de police rend après avoir examiné la plainte que Malik a déposée. 

Blog
de
FRANCIS RICHARD

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L’enfer, c’est les autres

Ramdam commence comme un banal fait divers de voisinage dans une grande ville du bout du lac. «Ses voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans»: le titre de journal qui accroche l’attention du narrateur le pousse à en savoir plus sur le conflit qui oppose Malik, jeune fils de viticulteur algérien, et son voisin Roger, montagne de muscle raciste qui lui fait vivre l’enfer. Le narrateur se plonge dans le gros classeur que lui confie Malik, mène son enquête auprès des amis de l’un et de l’autre, Et distille le doute dans la tête du lecteur: qui a raison? Qui ment? Pourquoi tant de haine?
Comment un homme peut-il en rendre fou un autre? L’écrivain, comédien et traducteur Antonin Moeri plonge avec un bel appétit littéraire dans l’enfer de la banalité quotidienne. Un plaisir contagieux.


ISABELLE FALCONNIER, 
Le Matin Dimanche,  13 octobre 2019

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Quand un conflit de voisinage vire au cauchemar

Ramdam, le nouveau roman d’Antonin Moeri, plonge le lecteur dans l’effroi et le doute: qui dit vrai entre le bourreau, la supposée victime et celui qui tient la plume?


On ressort un peu sonné de cette histoire, saisi par sa double dimension extraordinaire et banale. Une bête histoire de voisinage dans un immeuble mal insonorisé, tapage nocturne et compagnie, dégénère en cauchemar quotidien pour Malik, un jeune Arabo-Suisse pacifique, poli, et, dans une large mesure, pour sa compagne Loulia. Un jour, un nouveau voisin s’installe dans l’appartement au-dessus du sien. Un jour maudit, car la vie de Malik va lentement s’engluer dans un enfer sans merci et sans issue.
Celui qu’il faut bien appeler l’oppresseur, un certain Roger Bugnon, «une montagne de muscles» à barbiche, vivant avec une copine et flanqué d’un berger allemand, signale par exemple sa présence en laissant tomber par terre des haltères de vingt kilos, en poussant les basses au maximum, en cognant les parois de la tête ou des pieds ou encore en passant l’aspirateur à deux heures du matin. A ces débordements, le balèze ajoute des injures, des provocations et des attitudes menaçantes chaque fois que l’occasion se présente, rendant inopérantes toutes les tentatives de rapprochement de Malik, ponctuées d’un «Va chier sale bougnoule!».

Racisme ordinaire

Le narrateur a reçu d’un ami de Malik un imposant dossier relatif à cette affaire, deux classeurs rassemblant ses lettres à la régie, aux habitants de l’immeuble et à la police. On ne connaît pas de manière claire la profession du narrateur (il possède «un cabinet de travail») et ce statut indécis participe du roman, entre faits d’une violence terrible et doutes sur la véracité de ce qu’affirment les protagonistes. On devine que le narrateur se trouve dans la position du romancier, poussé par une raison qui lui échappe à se lancer dans ce récit, à l’agencer d’une certaine façon.
Lire aussi: Antonin Moeri. Paradise Now.
La force du roman tient à la manière distanciée, aussi pleine d’empathie que de scepticisme, dont le narrateur s’empare de cette histoire. Il mène à son tour sa propre enquête, interrogeant des témoins, et se livre à quelques digressions toujours en lien avec le drame vécu par Malik. Car c’est bien d’un drame qu’il s’agit, celui d’un homme luttant pour sa dignité, doutant parfois de son bon droit et perdant peu à peu les pédales. L’écriture distante, mais vivante et inventive d’Antonin Moeri évite toute facilité simplificatrice entre un homme très méchant et un autre très gentil.
Certes, un raciste très ordinaire dans sa haine, et très virulent dans son comportement, s’acharne sur un «bougnoule» qu’il ne considère pas comme un homme à part entière. Antonin Moeri n’élude pas cette pénible détestation, jusqu’à l’écœurement presque, rendant bientôt transparent le fait paradoxal que plus son personnage tente de préciser les raisons de son aversion, plus il brosse inconsciemment son autoportrait.

L’ombre d’un doute

Mais autre chose est encore en train de se jouer. Gardant ses distances, le narrateur plonge dans l’enfance de Malik, gosse au père fantomatique, puis dans l’enfance de Roger, faisant tremper le lecteur dans la mare poisseuse d’où sortent les racistes, faite d’échecs mal digérés, de malchance, de jalousie et parfois d’injustices. Et puis, un doute s’insinue. Peut-être que Malik exagère, ainsi qu’il lui arrive de le penser lui-même. Peut-être qu’il «préférait persister dans la plainte et l’accusation», qu’il trouvait le rôle de victime à son goût. Son ami Naïm se demande parfois si Malik n’aurait pas «développé une espèce de paranoïa». Il y a aussi ce «responsable des situations de crise», étrange personnage tenant à la fois du fonctionnaire bien-pensant et du psychologue perplexe, qui n’exclut pas l’hypothèse que Malik aurait «besoin de cet adversaire pour se sentir exister».
Bref, tout n’est pas si simple, et, devant le tribunal, l’accusé n’est pas forcément celui que l’on croit. Antonin Moeri semble savoir la force de persuasion qui peut émaner de certains délires de persécution. Direct et poignant, son roman constitue aussi un voyage dans le psychisme humain, sur la mince frontière entre les faits et les constructions imaginaires.


JEAN-BERNARD VUILLÈME, 
Le Temps,  30 septembre 2019

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Exposé au bruit des autres dans un espace public genre tram, café, train, bus ou avion, vous pourriez vivre cette situation comme une malédiction. Mais alors, comment réagiriez-vous aux agressions sonores répétées dans votre espace privé ? C’est à cette question que tente de répondre Ramdam dont les séquences et les situations s’inspirent de faits bien réels. Sachant que ce genre d’agressions peut conduire aux pires extrémités, l’auteur de ce roman tente d’imaginer les circonstances dans lesquelles un individu peut, subitement, basculer dans l’irréparable. Harcelé par un voisin musclé et sans scrupule, proche des mouvements identitaires, un fils de viticulteur algérien sent le sol se dérober sous ses pieds.

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Antonin Moeri
Ramdam

Poursuivant depuis une trentaine d’années une œuvre narrative (récits, romans et nouvelles), Antonin Moeri orchestre dans son dernier roman un fait de société bien connu: la guerre entre voisins. Les conflits de voisinage ont rarement été présentés avec une telle originalité et autant d’humour grinçant. À l’instar de la vie réelle, les relations de voisinage envenimées sont compliquées: on se met à détester l’autre au point où on ne le supporte plus et les moindres gestes de la vie ordinaire prennent des proportions tellement exagérées qu’ils en deviennent comiques. Mais quel est donc le fait divers formant le noyau de cette fiction romanesque? «Ses voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans», annonce la première phrase du livre, tirée d’un article de journal régional suisse romand. Ayant reçu un gros dossier relatif à cette affaire, le narrateur est intrigué et se met à la recherche de ce qui a bien pu s’être passé. Il chemine entre faits et fiction «pour essayer de comprendre» le dérapage de la situation, se livrant à un jeu subtil de suppositions. Le narrateur se trouve dans la position du romancier, poussé à agencer son récit d’une certaine manière, menant sa propre enquête, interrogeant des témoins et imaginant ce qui pourrait être en lien avec le drame du protagoniste. Face aux documents rassemblés, il ressent une «envie irrépressible» d’écrire ce livre dont lecteur ignorera jusqu’à la fin s’il a affaire à une projection ou non de l’esprit d’un homme qui semble être en train de perdre les pédales.
Malik Oussedik, personnage arabo-suisse pacifique, et Roger Bugnon, citoyen raciste et «montagne de muscles», habitent le même immeuble mal insonorisé dans une ville au bord d’un lac, dans «un petit pays ne disposant d’aucune ouverture sur la mer». Le cauchemar quotidien vécu par Malik? Son voisin du haut rentre au milieu de la nuit, claque les portes, passe l’aspirateur à deux heures du matin, et son berger allemand est aussi intimidant que son maître. Quand Malik essaie de lui parler des agressions sonores qui empestent sa vie, celui-ci ne fait que l’insulter. Pour se défendre, Malik appelle la police, afin que ce vacarme finisse, et, avant de porter plainte, il remplit deux cahiers pour y enregistrer ce qui l’agace. C’est donc à partir d’un gros classeur gris et de ces deux carnets de notes qui lui ont été remis que le narrateur tente d’y voir plus clair. Il rencontre les témoins de cette tragédie – satire sociale qui est, néanmoins, souvent comique – et va même fouiller dans le passé des deux hommes. Ce que narrateur et lecteur(s) finissent par comprendre, c’est que le «costaud» reproche tout simplement à son voisin d’être sur terre, alors que Malik, épuisé et à bout de nerfs, le harcèle au moindre bruit en l’appelant à de nombreuses reprises. Pour finir, devant le tribunal, l’accusé n’est pas forcément celui que l’on croit. Ainsi, la fin de cette «singulière affaire» est ouverte, au lecteur de l’imaginer à partir des éléments donnés, notamment le jugement que le tribunal de police rend après avoir examiné la plainte déposée par Malik. Dans ce roman unique, l’enfer, ce sont définitivement et réciproquement les autres.
Ce qui commence comme un banal fait divers de voisinage, se transforme peu à peu en réflexion, à savoir comment un homme peut en rendre un autre fou. Au fur et à mesure que l’on avance, on se demande qui a raison, qui ment, et pourquoi les personnages se haïssent à ce point. C’est impressionnant d’observer la manière dont le doute vient s’infiltrer. Malik exagérerait-il? Serait-il atteint de paranoïa? Direct et poignant, ce roman constitue un voyage dans le psychisme humain, une observation psychologique et sociale sur la frontière entre faits et constructions imaginaires du monde de la fiction. Fantaisie ou délire? Lisant, on s’identifie facilement au narrateur qui affiche dès le début: «Je m’agrippais à ce classeur gris qui dégageait des radiations de danger. Je ne lâchais pas. Je saisissais un mot ici, une phrase là. Je me sentais transporté dans une zone à la fois fangeuse et ahurissante.» Cette «histoire qui pourrait être fictive» incite à réfléchir sur l’imagination, l’invention de souvenirs et de détails amusants ou insolites, les discours, narrations et récits, le jeu des possibles. «Si les pages manuscrites ne me fournissaient que des informations imparfaites, j’en remplissais les lacunes par des détails que j’imaginais, en supplément de ces indications, mais qui ne leur étaient jamais contraires.» Se comportant comme un régisseur, ordonnant les faits, le narrateur tente de décrire dans cet «essai de compréhension» la loi de la jungle ainsi que le regard posé sur l’autre. Mais c’est notamment la particularité de l’humour qui retient l’attention. Tout en écrivant, l’auteur joue avec la distance qu’établit l’humour: la force du roman tient à la manière distancée, aussi pleine d’empathie que de scepticisme, dont le narratuer s’empare de cette histoire. Cette écriture distante évite toute facilité simplifiant entre un méchant bourreau et une victime innocente; en fin de compte, ce sont les suppositions et les incertitudes qui l’emportent. Si Ramdam fait penser aux conversations et univers grinçants que l’on retrouve dans Art ou Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, cela est certainement dû au fait qu’Antonin Moeri est également un homme de théâtre, ayant d’abord été comédien avant de devenir traducteur, romancier et nouvelliste. Partant d’une situation banale, quotidienne, il s’agit toujours de «trouver un autre rythme, celui d’une narration possible» tout en scrutant la relation mutuelle entre fictionnalité et factualité.

Ariane Lüthi, «Europe», Nos 1101-1102, janvier-février 2021


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